Il est rare qu’on assiste à des sursauts d’indépendance de la part de députés conservateurs, mais depuis la fin mars, une poignée d’entre eux affichent leur désir de pouvoir s’exprimer à leur aise aux Communes. Ils ne demandent pas grand chose, seulement de plus avoir à obtenir l’autorisation de leur whip pour bénéficier d’une toute petite minute, avant la période des questions, pour parler du sujet de leur choix.
Sentant un filon à exploiter, les libéraux ont décidé de consacrer leur journée d’opposition de lundi prochain* à cette obscure question de procédure. Le prétexte est de se battre pour la liberté de parole des députés, mais la cible de la motion est si étroite qu’on devine tout de suite que le vrai but est d’embarrasser les conservateurs.
Tout cette histoire part de la frustration d’un député, Mark Warawa, qui a non seulement vu sa motion dénonçant les avortements sexo-sélectifs écartée, mais son droit de s’en plaindre refusé. Fait inusité, M. Warawa n’est pas entré dans le rang. Il a protesté auprès du président de la Chambre. Et à la surprise générale, deux de ses collègues, Rod Bruinooge et Leon Benoit , l’ont immédiatement appuyé.
Le lendemain, lors de la réunion du caucus, on croyait que le premier ministre calmerait le jeu, mais l’après-midi même, le député Brent Rathgeber donnait à son tour son appui à son collègue Warawa. Le jeudi, trois autres députés faisaient de même: Kyle Seeback, Stephen Woodworth et John Williamson, ancien directeur des communications de M. Harper.
Le congé pascal n’a pas ramené le calme. M. Rathgeber s’est même permis de publier sur son site Internet un billet répondant aux conservateurs mécontents de voir un tel désaccord étalé publiquement.
Au retour du congé pascal, les appuis ont repris. Dès lundi, le respecté Michael Chong et le secrétaire parlementaire Pierre Lemieux ont demandé au président de décider lui-même des tours de parole des députés. Mardi, c’était au tour de Russ Hiebert, jeudi, de LaVar Payne et vendredi (aujourd’hui), de John Weston.
Cela porte à 12 le nombre de députés soutenant M. Warawa. Il pourrait y en avoir d’autres puisque selon John Ivison, du National Post, une vingtaine de députés se seraient réunis avant Pâques pour parler de leur réponse au traitement réservé à leur collègue. Quant au premier ministre, écrit Ivison, il prendrait cette première véritable fronde assez au sérieux pour avoir promis la mise sur pied d’un comité pour entendre leurs doléances.
Le droit des députés d’exprimer le point de vue de leurs commettants a toujours été un cheval de bataille des réformistes. Ce courant a encore beaucoup d’adeptes au sein du caucus conservateur et, depuis que le gouvernement est majoritaire, ils prisent moins la discipline de fer qu’on leur impose. Certains ont encore sur le cœur les projets de loi budgétaires omnibus qu’on leur a fait avaler sans leur demander leur avis.
Ceci explique peut-être cela: le gouvernement avait annoncé mardi qu’il présenterait son projet de refonte de la Loi électorale deux jours plus tard. Soudainement, mercredi, il a annoncé qu’il devait refaire ses devoirs et reportait le dépôt du projet de loi à un moment indéterminé. Selon certains médias, ce serait les députés conservateurs qui auraient fait reculer le gouvernement après s’être fait expliquer le projet de loi durant leur réunion du mercredi. De toute évidence, la direction conservatrice sent qu’elle doit ménager un peu ses troupes.
En même temps, on ne parle pas de mutinerie. Les députés conservateurs ne veulent pas briser les rangs sur le budget, les projets de loi ou les motions du gouvernement. Ils veulent simplement que les partis cessent de contrôler la seule période réservée aux déclarations des députés (déclarations appelées S. 31 en jargon parlementaire).
La tradition veut que les députés se servent de cette période de 15 minutes pour souligner un événement important dans leur circonscription, un acte louable d’un électeur ou un enjeu qui leur tient à cœur.
Depuis que les conservateurs sont au pouvoir, ils dictent leur déclaration à une partie de leurs députés. Il s’agit à tout coup de tirades extrêmement partisanes contre l’opposition. Depuis un an, c’est le NPD qui y goûte à cause d’une prétendue politique en faveur d’une taxe sur le carbone.
Certains députés, comme M. Rathgeber, refusent de se livrer à ce petit jeu. (Ce dernier critique même les attaques contre le NPD sur la taxe sur le carbone.) Ses collègues plus ambitieux, en revanche, veulent trop plaire pour s’abstenir, ce qui fait qu’il ne manque jamais de candidats pour jouer les perroquets. Il y a finalement ceux qui veulent coopérer à l’occasion, mais pouvoir aussi parler d’un sujet de leur cru sans devoir obtenir l’autorisation du whip.
Les protestataires voudraient que le président décide des députés qui auront la parole. La chef du Parti vert, Elizabeth May, est du même avis. Au NPD, on ne se mouille pas vraiment. On dit ne pas avoir de problèmes puisque personne ne contrôle ce que disent les députés durant les S. 31 et que tout le monde prend la parole à tour de rôle.
Les libéraux s’étaient abstenus d’intervenir dans ce débat jusqu’à présent. On sait maintenant où ils logent. La motion de leur journée d’opposition de lundi suggère au président une façon neutre d’attribuer les droits de parole aux députés durant les S. 31. Justin Trudeau trouve la chose tellement importante qu’il en fera le sujet de son premier discours en tant que chef aux Communes.
Défendre la liberté de parole des députés est un principe important, mais il est un peu pompeux de dire que la journée d’opposition de son parti porte sur «la réforme démocratique». La motion de son parti vise seulement les règles régissant la période dite des S. 31, une période importante pour les députés qui souhaitent s’exprimer, mais sans autre conséquence puisqu’il ne s’y prend aucune décision.
On sent, dans ce choix libéral, une décision toute tactique d’exploiter un désaccord au sein des troupes conservatrices, désaccord qu’une journée de débats suivi d’un vote ne peut qu’exposer davantage.
Il n’y a rien de mal à cela, tous les partis le font, mais il faudra davantage pour redonner au Parlement les lettres de noblesse qu’il a perdues ces dernières années. Et il en faudra encore plus pour nous convaincre que les libéraux veulent véritablement s’attaquer à ce problème.
* MISE À JOUR: Pour éviter le piège libéral, le gouvernement, qui contrôle l’ordre du jour des travaux parlementaires, a décidé vendredi de reporter la journée d’opposition des libéraux à mercredi prochain. Du moins, pour l’instant, la date ayant été changée après que le gouvernement ait pris connaissance de la teneur de la motion libérale. De toute évidence, les conservateurs espèrent que le président réponde avant aux députés qui ont soulevé la question de leur droit de parole. Sa décision est attendue la semaine prochaine, ce qui pourrait rendre la motion libérale inutile et éviter que des conservateurs contribuent à sa possible adoption.
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