
Les cueilleuses, de tout âge, ne récoltent que le bourgeon et les deux premières feuilles de thé, qu’elles jettent dans leur panier de bambou. (Photo © Marie-Soleil Desautels)
Il est midi à l’ombre du Kangchenjunga, le troisième sommet du monde. La spacieuse voiture grise cahote, zigzague et grignote les kilomètres à la frontière indo-népalaise, dans l’État indien du Bengale-Occidental. La route que nous empruntons sillonne la chaîne himalayenne jusqu’à 2 250 m d’altitude. La brume voile les vallées où est cultivé le célèbre thé du « pays des orages », nom tibétain de cette région et de sa principale ville : Darjeeling.
« Je donnerais tout pour une tasse de thé ! » lâche Kevin Gascoyne, assis du côté passager, en regardant défiler les innombrables théiers verts. Importateur-dégustateur pour la maison de thé québécoise Camellia Sinensis, ce grand brun élancé consomme de quatre à cinq litres de thé par jour. Et aujourd’hui, il n’a pas eu sa dose.
Le thé coule dans les veines de ce Britannique âgé de 47 ans, qui a adopté Montréal en 1988. Il loge aujourd’hui en face du mont Royal, où il s’entraîne pour le marathon de Montréal en pratiquant le jogging et le ski de fond. Et devinez ce que contient alors la bouteille « d’eau » de ce « Mister Tea » ?

Photo © Marie-Soleil Desautels
Le chasseur de goûts Kevin Gascoyne déguste les thés du jardin Singell sous le regard attentif du gérant de la fabrique, C.K. Gurung, et du consultant J.P. Gurung.
Depuis une vingtaine d’années, Kevin Gascoyne se rend en Inde pour mettre la main sur les premières récoltes annuelles des thés. Dits « first flush », ces thés aux arômes frais et délicats éclatent en bouche et sont recherchés par les fins palais du monde entier. Cet expert les trouve en visitant des « jardins de thé », ces vastes plantations où sont cultivés des dizaines de milliers de théiers, dans la région de Darjeeling, mais aussi ailleurs en Inde et au Népal. En plus de parcourir une quinzaine de jardins par périple, ce spécialiste brasse des affaires à Calcutta, qui est l’épicentre des enchères du thé en Inde.
« Au départ, c’était un passe-temps dispendieux et mon appartement débordait de thés importés ! » raconte ce bourlingueur dans un français teinté d’un joli accent. Puis, il y a 10 ans, Kevin Gascoyne est devenu le quatrième associé de Camellia Sinensis (du nom de l’arbre qui produit le thé). Depuis son lancement, en 1998, cette PME de 50 employés commercialise les thés des plus célèbres terroirs de la planète. Elle offre aujourd’hui une sélection de 250 variétés, qui changent constamment — assez pour devoir réimprimer chaque semaine le catalogue de 12 pages !
Nombreux dans la Belle Province, les amateurs de thé répondent à l’appel. Camellia Sinensis, qui tient des salons de thé et des boutiques à Montréal et à Québec et qui exporte ses produits, brasse un chiffre d’affaires annuel de plus de trois millions de dollars. Rien d’étonnant : après l’eau, le thé est la boisson la plus consommée au monde ! Les Canadiens ont d’ailleurs bu près de trois milliards de litres de thé en 2012, selon les estimations de Statistique Canada.
Pour Camellia Sinensis, derrière chaque thé, il y a des visages et des histoires. « Les Québécois ont une passion pour les expériences épicuriennes authentiques, dit Kevin Gascoyne. C’est l’une des raisons qui nous motivent à visiter les plantations. » En plus de l’Inde, les associés parcourent entre autres la Chine, le Japon et le Viêt Nam, afin d’importer annuellement quelque 20 tonnes de thé pour le plaisir des papilles québécoises.
Plusieurs critères déterminent si un thé sera ou non un « grand cru », notamment l’uniformité, la brillance et la taille des feuilles. Les meilleurs thés ont une fragrance et un goût jugés fins ou complexes. Les dégustateurs de thé utilisent d’ailleurs certains termes chers aux sommeliers. Par exemple, le parfum et le goût d’un thé peuvent contenir des notes florales, fruitées, herbacées, boisées, épicées, minérales… Un goût « long en bouche », c’est-à-dire qui s’accroche au palais et qui diffuse ses parfums, est en outre recherché tant dans le vin que dans le thé.
Le darjeeling, qui est cultivé dans 87 jardins de la région, ne représente que 1 % du million de tonnes de thé produit chaque année en Inde. Le raffinement de ce thé est tel qu’on le surnomme le « champagne des thés noirs ». « Il offre des arômes et des parfums enivrants, dit Kevin Gascoyne. Dans certaines variétés de first flush, on peut percevoir le céleri, la tomate, la pêche, le gingembre, le cèdre, le pain grillé, etc. »
Le goût unique du darjeeling provient de la génétique des théiers, qui poussent dans un sol riche, légèrement acide et bien drainé, en raison du relief montagneux. L’altitude, la température, les précipitations et le brouillard typique de la région y contribuent aussi.

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Les 15 kilos récoltés chaque jour par chacune des femmes sont aussitôt transformés.
Des lots de darjeeling first flush sont vendus d’avance ou sont livrés rapidement par messagerie aux quatre coins du monde, chez des importateurs aguerris. En étant sur place, Kevin Gascoyne a une longueur d’avance sur ses concurrents. Ce chasseur de goûts sirote alors un maximum d’échantillons dans le but de choisir une douzaine de thés qui permettront d’explorer le vaste horizon aromatique du darjeeling. Dans les jardins, plus de 30 cultivars — AV2, B157, T78, etc., soit l’équivalent des cépages ! — cohabitent avec les premiers théiers plantés au XIXe siècle par les Britanniques (voir l’encadré « La curieuse histoire du thé en Inde », p. 50).
« Panjikar, allume la bouilloire, on arrive ! » rigole Kevin Gascoyne, pendu à son cellulaire. La veille, à Calcutta, il a goûté une cinquantaine d’échantillons de thé. Bien que quatre variétés l’aient séduit, il se dit déçu, car cette année le temps froid et sec a nui aux théiers. « Le stress subi par les plantes peut améliorer le goût d’un thé. Mais il faut que les producteurs adaptent la transformation. Par exemple, des feuilles gorgées d’eau et des feuilles sèches ne doivent pas être traitées de la même façon. »
Au loin apparaît un long bâtiment en ciment au toit de tôle. C’est la fabrique du jardin Longview, où le gérant des lieux, H.K. Panjikar, accueille Kevin d’une chaude accolade. L’Indien moustachu a sélectionné une douzaine d’échantillons de feuilles de thé pour la dégustation. Ils sont tous alignés sur une longue table. « La sécheresse a abîmé les feuilles », remarque le spécialiste québécois en les répandant sur un carton blanc et en les palpant. « Elles sont difformes et tachées. »
Le rituel de la dégustation permet au connaisseur de juger la qualité des feuilles et de goûter l’infusion. Au moyen d’une balance, un employé pèse 2,5 g de feuilles de chaque échantillon, qu’il dépose ensuite dans des tasses. Puis, il verse l’eau frémissante sur les feuilles ; l’infusion se fait pendant cinq minutes, un couvercle fermant chaque tasse. La boisson ambrée est finalement transvidée dans un bol de porcelaine blanche et dégustée.
Sluuuuurp, sluuuuurp… Kevin Gascoyne aspire bruyamment le thé afin de tapisser sa bouche de l’infusion. Cette technique, similaire à celle utilisée pour goûter le vin, favorise la rétroolfaction. Puis, il note ses observations dans un carnet, qu’il remet dans la poche de sa chemise à carreaux. Mais de ce jardin, il ne retiendra finalement aucun thé. « Les Québécois aiment les saveurs plus complètes, qui ont davantage de corps et explosent en bouche », m’explique-t-il, l’œil vif et sûr de lui.

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Avant la dégustation, le thé est soigneusement pesé. Dans la balance, une pièce de monnaie sert de contrepoids.
Pendant près d’une semaine, nous butinons d’un jardin à l’autre. Ces lieux rappellent des villages éparpillés aux confins de l’Himalaya. Par exemple, Thurbo, l’une des plus vastes plantations de Darjeeling, s’étend sur huit kilomètres carrés, soit la superficie du quartier du Plateau-Mont-Royal, à Montréal. Près de 12 000 employés, cueilleuses et membres de leur famille y vivent.
Les théiers, de petits arbres touffus taillés à une hauteur d’environ un mètre pour faciliter la cueillette, couvrent 60 % du domaine, où on trouve aussi six écoles, deux garderies et une clinique médicale, entre autres. Des bungalows spacieux datant de l’époque coloniale logent le gérant du jardin — qui tient presque le rôle de maire de village ! — et ses assistants.
Dès notre arrivée à Thurbo, le directeur, J.D. Rai, gronde Kevin. « Tu devais apporter la pluie ! » lui dit-il en lui ouvrant les bras. À pareille date l’an dernier, cette plantation avait produit trois fois plus de thé, car il avait plu trois fois plus. Reste que cette sécheresse a créé un « thé millésimé », se félicite Rai. Kevin et Gabriel Svaldi, gérant du salon de thé de Camellia Sinensis à Montréal, qui l’accompagne pour un stage de perfectionnement, se régalent des yeux : « Feuilles uniformes, belle variation de couleurs, bourgeons duveteux… »
À Thurbo, environ 1 500 cueilleuses récoltent chacune quotidiennement 15 kilos de jeunes pousses de thé. Souvent vêtues d’une chemise colorée, d’une jupe et de bottes de caoutchouc, ces femmes de tout âge ne cueillent que le bourgeon et les deux premières feuilles, qu’elles jettent dans le panier de bambou tressé qu’elles portent sur le dos. Leurs doigts noircis par les huiles aromatiques constituent la promesse d’un thé de qualité supérieure.
Pendant les longs trajets effectués entre les jardins sur des routes défoncées, Kevin ne cesse de dégainer son téléphone pour négocier. Et il fait parfois des acrobaties pour obtenir quelques kilos d’un lot de thé exceptionnel déjà promis à une société étrangère ! Par exemple, l’entreprise londonienne Twinings se vante d’offrir des lots exclusifs à ses clients. Mais Camellia Sinensis aussi…
La transformation du thé de Darjeeling
1. Le flétrissage
Étalées sur une grille pendant 14 à 17 heures, les feuilles ramollissent et perdent jusqu’à 70 % de leur humidité.
2. Le roulage
Des machines roulent les feuilles sur elles-mêmes pour briser leurs cellules et libérer leurs huiles.
3. L’oxydation
Les feuilles sont oxydées dans une pièce très humide afin d’obtenir un thé noir.
4. La dessiccation
On arrête le processus d’oxydation en séchant les feuilles à 120 °C. Il n’y reste plus ensuite que de 2 % à 6 % d’humidité.
5. Le triage
Les feuilles sont criblées et triées selon leur taille, gage du « grade ». Celui-ci indique si les feuilles sont entières, brisées, broyées, etc., mais n’a pas trait aux qualités gustatives du thé.
Ça joue des coudes sur le marché mondial du thé. Les importateurs tentent de mettre la main sur les lots des jardins les plus réputés. Sans compter que des géants peuvent s’approprier la part du lion. C’est le cas de Nestlé, qui achète désormais 80 % des meilleurs first flush du renommé jardin Jungpana.
Lorsqu’il apprend cette nouvelle de la bouche du gérant, Kevin Gascoyne pâlit : il craint que la multinationale suisse n’exige dorénavant un goût standard de la part de ce producteur. Certaines grandes entreprises désirent un thé qui, année après année, offrira le même goût. Tout pour noyer les subtilités si chères à Camellia Sinensis !
Au jardin de Jungpana — auquel on accède en grimpant 634 marches de pierre ! —, un sentier s’enfonce dans une mer verte de théiers qui s’accrochent aux pentes escarpées. Kevin Gascoyne y découvre un thé magnifique élaboré selon des demandes qu’il a faites au producteur. « Profond, agréable en bouche… Ce thé s’envolera vite ! » prédit-il, convaincu qu’avec ses accents boisés et épicés et sa finale fruitée au goût de muscat, ce thé plaira aux Québécois.
« Peu de dégustateurs se rendent aux jardins chaque année afin de sélectionner le meilleur thé pour leurs clients », constate Prem Tamang, directeur de la société propriétaire du jardin Singell, où nous arrivons après quelques heures de voiture. « Même si Kevin n’achète pas de gros volumes, il est devenu un important promoteur de darjeeling. Il ne fait pas de compromis sur la qualité. »
Dans le confortable bungalow du gérant, le whisky accompagne des discussions amicales dès le coucher du soleil. Mais évidemment, « Mister Tea » le dilue avec du darjeeling ! À 2 h 30, après un court sommeil, il souhaite assister à la transformation du thé, qui est traité dans les heures suivant sa cueillette pour éviter que les feuilles ne s’oxydent.
Nous marchons dans la nuit fraîche. Les étoiles picotent le ciel. Le riche arôme floral qui s’échappe de la fabrique, où les feuilles se flétrissent, nous guide jusqu’à celle-ci. « J’adore cette odeur : je dormirais parmi les feuilles ! » s’exclame Kevin Gascoyne, euphorique.
Le thé est un parfum qui se boit, disent d’ailleurs les amateurs.
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LA CURIEUSE HISTOIRE DU THÉ EN INDEÀ l’origine de l’aventure : l’opium et l’espionnage. Au XVIIIe siècle, la Chine exporte des tonnes de thé chez les Anglais, qui contrôlent alors le transport des marchandises entre l’Europe et l’Asie. Les Britanniques cherchent à briser le monopole de la Chine, dont ils dépendent pour s’approvisionner en thé, entre autres produits. S’ils paient d’abord les Chinois en monnaie d’argent, ils finissent par inonder le marché chinois d’opium, qui est alors cultivé en Inde britannique. Cette drogue dévastatrice devient ainsi une monnaie d’échange contre le thé et ravage aussi l’Empire du Milieu, qui réagit en menant deux « guerres de l’opium » au XIXe siècle, remportées par les Britanniques. Cependant, les Anglais veulent toujours être maîtres de leur thé. En 1823, un employé de la Compagnie britannique des Indes orientales découvre des théiers sauvages dans le nord-est de l’Inde. Intéressés, les Anglais aménagent une première plantation dans ce pays en 1834. Mais les récoltes déçoivent leurs papilles. Ils envoient alors un botaniste en mission chez les Chinois dans le but de copier leur savoir-faire. En 1848, cet « espion » revient en Inde avec quelque 80 ouvriers chinois et 20 000 plants de théiers, qui ont notamment pris racine à Darjeeling. Dans les années 1860, l’Inde étanche finalement la soif des Anglais. |
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