
Photo © George Strock / The LIFE Picture Collection / Getty Images
En septembre 1943, aux États-Unis, le magazine LIFE a consacré une page entière à la photo de trois soldats américains à demi enterrés dans le sable de la plage de Buna, en Papouasie–Nouvelle-Guinée. Ce cliché a eu un écho considérable auprès de la population, qui découvrait, pour la première fois, une image de troupes américaines décédées. Il a fallu pour cela la persévérance d’un jeune journaliste, Cal Whipple, confronté aux censeurs militaires, pour que les Américains ouvrent les yeux sur cette guerre lointaine dont ils s’étaient peu à peu désintéressés. L’éditorial accompagnant la photo était édifiant.
« Pourquoi publier cette photo de trois garçons américains gisant sur un rivage étranger ? Pour blesser les gens ? Pour être morbide ? Ce ne sont pas les vraies raisons. La raison est que les mots ne suffisent jamais. L’œil voit. L’esprit sait. Le cœur ressent. »
Ben Cosgrove, rédacteur en chef de LIFE.com, raconte la petite histoire derrière la publication de ce cliché poignant de George Strock dans « The Photo That Won World War II : “Dead Americans at Buna Beach” ». S’il fut une époque où, comme le laisse entendre l’article, des photos ont pu aider à sensibiliser les âmes pour influencer l’issue d’un conflit – le travail de Nick Ut et Eddie Adams durant la guerre du Viêt Nam en est un autre exemple –, celle-ci semble révolue.
En 1991, Kenneth Jarecke a lui aussi voulu changer la manière dont les Américains voyaient un conflit, en l’occurrence la guerre du Golfe. Mais les médias de l’époque lui ont fait essuyer refus après refus, explique The Atlantic. Son cliché, il est vrai, était d’une violence autrement plus explicite, à la fois humanisante et déshumanisante. Il s’agit du portrait d’un soldat irakien, mort en tentant de se hisser hors de son camion. Les flammes qui ont envahi son véhicule ont transformé son squelette en une statue de cendres et d’os noircis. Ceux qui le souhaitent peuvent visionner cette image en cliquant ici.
Toute photo crue n’est pas nécessairement bonne à publier. « Parfois, cependant, omettre une image revient à protéger le public du désordre et de l’imprécision de la guerre, rendant ainsi sa couverture incomplète, et même trompeuse », selon Torie Rose DeGhett. « Dans le cas du soldat irakien carbonisé, la photo terrible et hypnotisante ne correspondait pas au mythe populaire qui décrivait la guerre du Golfe comme une “guerre de jeu vidéo” – un conflit rendu humain grâce aux bombardements de précision et aux appareils de vision nocturne. En décidant de ne pas la publier, le magazine Time et l’Associated Press ont refusé au public l’opportunité de faire face à cet ennemi et de réfléchir à ses derniers moments atroces. »
Comme l’a noté David Carr dans le New York Times, en 2003, la photographie de guerre a « la capacité non seulement d’offenser celui ou celle qui la visionne, mais aussi de l’impliquer ».
À l’ère de Facebook et de Twitter, les photos et montages chocs jouent souvent le rôle de bougie d’allumage pour conscientiser les esprits. Mais, la majeure partie du temps, ces phénomènes viraux – auxquels Le fouineur a succombé ici et ici – peinent à se concrétiser en actions véritables. Il en va de même pour les chroniques d’opinion et les campagnes à base de mots-clics. Où est passé #BringBackOurGirls et l’émotion suscitée par l’enlèvement des adolescentes nigérianes par Boko Haram ? Et qu’est-il advenu de Kony 2012 ?
C’est l’objet du billet de Lauren Wolfe « S’indigner, retweeter, oublier », sur le site de Slate.
« Dans l’économie de l’attention, que se passe-t-il pour que les gens manquent tant de place (et d’envie) pour faire preuve d’une empathie continue ? […] À l’évidence, les médias ont une part de responsabilité : l’espace est rationné dans les journaux, les magazines, et au sommaire du journal télévisé – et même dans l’illimité d’Internet, les journalistes courent toujours derrière l’actualité. Mais pour comprendre pourquoi les gens s’enflamment pour un sujet et l’oublient la minute d’après, une telle explication est incomplète », a-t-elle écrit.
Après avoir tenté de comprendre ce qui fait le succès d’une cause, ce qui permet à certains sujets de faire l’actualité internationale et ce qui explique pourquoi l’attention est si difficile à soutenir, la journaliste y est allée de quelques conclusions.
« Le public occidental repousse inconsciemment les mauvaises nouvelles afin de pouvoir vivre paisiblement sa vie. Dès lors, le bon journalisme, et le bon militantisme, c’est faire en sorte que les gens voient – et ne cessent de voir – qu’aucune existence n’est isolée. »
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