
Detroit est un vaste territoire à éclairer et la facture est élevée. Ses 88 000 lampadaires sont plantés sur une superficie qui peut contenir Manhattan, San Francisco et Boston réunies. Ses 700 000 habitants sont éparpillés sur 370 km2 et une vingtaine de ses quartiers ne sont peuplés qu’à 15 %. – Illustration : Marie Mainguy
«Non, je n’ai pas peur. Faut pas. Comment veux-tu ranimer une ville si personne n’ose sortir dès qu’il fait noir ? » À l’heure du souper, Kelly buvait un whisky au comptoir du Slows Bar-B-Q. La jeune urbaniste se déplace d’habitude à bicyclette, mais comme elle habite juste à côté et que les lampadaires éclairent ce bout de l’avenue Michigan, à Detroit, elle est venue à pied.
Pas de quoi appeler sa mère, mais dans une ville où le taux d’homicides en 2012 a été le plus élevé des 20 dernières années et où 40 % des lampadaires ne fonctionnent plus, il y a de quoi donner à maman une raison de prendre des nouvelles. Des automobilistes arrêtent Kelly, même en plein jour, pour la sermonner. « Je ne veux pas m’empêcher de vivre. Il m’est arrivé une seule bricole en deux ans », lance-t-elle en laissant les détails dans l’ombre.
C’est par hasard que j’ai croisé Kelly, l’un de ces rares soirs où j’osais m’aventurer, seule, au déclin du jour. Sauf sur les boulevards et à des intersections choisies, la ville américaine en faillite laisse depuis quelques années mourir les feux des lampadaires brisés ou vétustes. Une puissante mesure d’austérité, assez pour que l’obscurité forcée de Detroit attire souvent l’attention des médias et illustre la gravité de son état de santé.
Dans le centre-ville, on ne se doute de rien. Assez éclairée pour drainer les amateurs de sport dans les stades et les congressistes dans les casinos, la nuit de Motor City est fringante de concerts et de fêtes dans les bars. C’est en rentrant chez soi, dans les quartiers résidentiels, qu’on franchit une oppressante muraille de ténèbres. Dans l’obscurité, chacun tente de maîtriser sa peur et d’apprivoiser la bête noire avec un cocktail de résilience et de débrouillardise.
Mon ami Alex, lui, grillait les feux rouges quand la noirceur devenait trop inquiétante. On comprend vite pourquoi en lisant les journaux locaux, qui signalent toutes les semaines des délits de fuite ou des piratages de voitures à des feux de circulation déserts, dans lesquels l’absence de lumière est mise en cause.
Nathan, chez qui je logeais, prend à sa charge une partie de l’éclairage public en illuminant sa cour avant avec un projecteur si puissant qu’il ensoleille même le salon des voisins d’en face. Amoureux fou de sa ville, il amasse des sous de diverses façons — une part des revenus de son gîte, ses économies, l’organisation d’activités dans le voisinage — pour planter une dizaine de lampadaires sensibles au mouvement dans son bout de rue édenté, où les demeures cohabitent avec les terrains vagues et les maisons à l’abandon. « J’aimerais donner aux familles le goût de vivre ici. Le quartier ne changera pas demain matin, mais on va y arriver, dans cinq, dix, vingt ans. Detroit n’est pas une ville différente des autres… mais ça demande plus d’effort pour apprendre à l’aimer ! »
Lumières de Noël allumées à l’année, campagnes de socio-financement sur Indiegogo pour s’offrir des lampadaires photosensibles, des résidants de Highland Park ont aussi pris les moyens du bord pour s’acclimater lorsque leur ville, enclavée dans Detroit, a éteint les deux tiers de ses lampadaires pour économiser 50 000 dollars par mois. Même le pasteur a changé l’heure de l’étude de la Bible, le samedi, pour qu’elle ait lieu avant que la nuit tombe.
Et pourtant, les habitants de Detroit arrivent à voir la clarté même dans les coins les plus sombres. Ça m’a fait penser à une réplique du film Le fantôme de l’opéra (1925), que j’ai vu dans un cinéma indépendant du Cass Corridor, une sorte de phare dans une marée noire d’hôtels en ruine et d’épaves humaines intoxiquées : « Tu seras libre aussitôt que ton amour pour moi vaincra ta peur. » C’est donc comme ça, alors. Il n’y a pas que la résilience. Il faut de l’amour aussi. Mais alors vraiment beaucoup d’amour.
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