La table est mauve. Le rôti est savoureux, remarquable recette. Ce vin est particulièrement relevé, un grand cru. Et cette peinture est une de mes préférées! Et ainsi de suite. Mais si tout cela était en partie de la frime? Notre cerveau serait donc manipulé par le contexte? Sûrement. Et voici pourquoi.
Voilà un bout de temps que ces idées me turlupinent. Cet article de Slate.fr partagé par l’animateur Matthieu Dugal relatant une intéressante « expérience artistique » m’a poussé à vous en jaser un peu.
L’expérience en question est aussi simple que savoureuse. Banksy est un tagueur dont j’ai vaguement entendu parler. Un personnage secret, on ne connaît pas son identité réelle. Toujours est-il qu’il s’est forgé une réputation dans le milieu de l’art. Pour preuve, sa création « Keep it Spotless » s’est vendue 1 230 000 € chez Sotheby’s à New York, le 14 février 2008. Pas si mal.
L’expérience: il s’est exposé lui-même dans un petit kiosque de vente à Central Park, où le prix de vente initial de ses tableaux était fixé à 60$ US. Une vraie aubaine, ces œuvres valaient au bas mot, selon les experts, plusieurs dizaines de milliers de dollars pièce.
Que s’est-il passé? Presque rien. Surprise ou non, ça ne se vend pas. Il est bien évident que vous et moi, en connaisseurs de grand art que nous sommes, nous aurions tout acheté si nous étions passés par là. Mais pour les passants ignares, fort nombreux, 60$, c’était beaucoup trop cher. Pour des croutes, bien entendu.
Tout de même, une dame va en acheter deux, après avoir fait baisser les prix de moitié. Et un homme va en acheter quatre, parce qu’il avait besoin de quelque chose pour décorer son mur. Un petit vidéo relate cette journée. (L’homme qui vend est engagé par Banksy, il ne s’agit pas de l’artiste.)
Au fait, j’imagine la tête des acheteurs novices quand ils réaliseront qu’ils viennent de faire fortune. Mais surtout, la tête de ceux qui sont passés par là sans rien acheter. J’imagine qu’il y a bien dû y avoir quelques connaisseurs dans le lot. Voire un critique d’art.
Imaginons la même scène dans une galerie de New York, disons Agora Gallery, avec des prix plus raisonnables, 20 000 $ ou plus par toile. Et les critiques, les connaisseurs, et leurs Ahhh! Et leurs Ohhh!
Des émotions artistiques, des vraies, des textes dithyrambiques, des coups d’éclat, etc. Bref, un « vrai » événement artistique. Alors que dans la rue, rien ne s’est passé. Juste pour une question de contexte. Et de prix. Curieux, non?
Je ne sais pas ce que pense Banksy de sa propre expérience. Me semble que l’artiste peut se mettre à douter, non?
Au fait, j’ai déjà vécu l’expérience, à petite échelle. J’avais 17 ans. Mon père, écrivain, appréciait plutôt mes textes. Un jour, je lui apporte un poème publié dans le journal étudiant du CÉGEP Saint-Laurent par un certain Boris Van Cleud. Un long poème. Il se trouve que dans ce contexte, mon père l’avait plutôt trouvé… quelconque.
Sauf que c’était mon texte, ce qu’il ignorait. J’avais trouvé l’expérience un peu difficile, mais je m’en suis remis. Leçon de vie.
La perception est influencée par le contexte. Et ça touche tout: le goût du vin est influencé par le prix accolé à la bouteille, celui de la bouffe dépend beaucoup de l’environnement et que l’appréciation de la musique varie selon le contexte.
Autrement dit, la perception serait surtout une sorte de construction du cerveau, souvent sociale, malgré tout ce qu’on peut penser de cette « chose en soi ». Et notre rapport plus ou moins absolu avec elle signale un problème de perspective.
L’expérience de Banksy n’est pas unique. En musique? Le grand violoniste Joshua Bell s’était un jour installé dans une entrée de métro pour y jouer de magnifiques pièces de Bach. Des chefs-d’œuvre joués par un grand maître. Or, des centaines de gens affairés passent devant lui sans trop s’arrêter. Sauf quelques-uns. Pas longtemps.
Il est probable que parmi cette foule, il y avait quelques amateurs éclairés de musique et peut-être un ou deux critiques. Mais dans ce contexte inhabituel, surtout sans les signes généralement associés à ce genre de prestation, personne n’y trouva à s’extasier.
Ce concert aurait pourtant ému aux larmes à Carnegie Hall. Mais Joshua Bell aurait alors porté autre chose qu’un T-shirt un peu défraichi. Et surtout, le programme et la qualité des gens dans la salle auraient fait foi de la beauté de la musique.
Bon, il s’agit d’art. Pas de perceptions courantes. Alors qu’en est-il du bon goût dans la vie de tous les jours?
Il faut savoir que les connaisseurs de vin pullulent, ce qui me rend souvent perplexe et même suspicieux. D’abord parce que ma mauvaise mémoire des noms m’empêche à peu près de retenir ceux des bons vins auxquels je suis parfois exposé. Mais surtout, parce que j’ai toujours un doute quand j’entends tout le monde y aller de son opinion éclairée sur la munificence de telle ou telle bouteille.
C’est que pour le vin, d’autres expériences fort amusantes ont aussi montré que le cerveau est influençable. Par des paramètres fort peu liés au goût. Par exemple : par le prix de la bouteille.
Et on ne parle pas ici de perceptions subjectives : on parle de l’activité cérébrale elle-même, qui paraît modulée par autre chose que ce qui se passe sur la langue et dans le nez.
Dans une étude qui fait grincer des dents mes amis connaisseurs de vins, on montrait aux cobayes le prix de cinq bouteilles et on mesurait par ailleurs leur appréciation, en personne et aussi par résonance magnétique nucléaire. Intéressant non?
Mais il n’y avait que trois types de vins et on avait modifié les prix réels. De telle sorte qu’un même vin auquel étaient accolés deux prix différents goûtait… plus ou moins bon en fonction du prix affiché.
Troublant non? La différence était significative entre 5$ et 45$ de même qu’entre 10$ et 90$, comme le montre ce graphique tiré de l’article :

Différence du goût perçu pour le même vin, en fonction du prix affiché. P mois que 0.001 signifie que le résultat est significatif. Tiré de l’article mentionné.
Et même l’activité cérébrale était influencée. Wow.
Cette influence du contexte concerne aussi la nourriture. Cet été, des chercheurs on démontré le lien entre les ustensiles utilisés et le goût des aliments. Ce n’est pas la seule étude du genre.
Qu’en conclure? D’abord, une leçon de modestie : l’appréciation de ce que nous goûtons, voyons ou entendons dépend beaucoup plus du contexte que nous ne le croyons généralement. L’objectivité a ses limites. Et les commentaires sur les vins entendus dans un cinq à sept ne sont peut-être pas à prendre au pied de la lettre.
Mais c’est d’abord une leçon sur la manière avec laquelle nous construisons notre idée du monde : le cerveau est largement influençable et s’il s’attend à quelque chose, il risque de le percevoir. Bref, notre machine à penser engendre une bonne partie de nos perceptions.
Il est amusant d’appliquer ce mécanisme à la peinture, à la musique ou au goût. Mais il est probable que cela va bien au-delà des perceptions: imaginez s’il s’agit d’idées ou de croyances. De religion ou même de valeurs québécoises, par exemple. Il y a fort à parier que ça joue encore plus fort. J’y reviendrai.
En attendant, quand votre voisin de table se lancera dans une savante analyse des qualités du vin qu’il porte à ses lèvres d’une main experte, demandez-lui si le prix sur la bouteille module son discours. Pas certain qu’il appréciera la question. Mais après quelques verres, il vous aura déjà pardonné.
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