
Photo : Elias Touil / CC2.0
Dans le discours de la classe politique, et même au sein du mouvement étudiant, on oppose trop souvent la démocratie directe des mouvements sociaux à la politique institutionnelle. C’est une erreur. Le jour du déclenchement des élections d’août 2012, Jean Charest a misé sur cette fausse opposition en déclarant : « La rue a fait beaucoup de bruit. C’est maintenant au tour des Québécois de parler et de trancher cette question. » Or, il ne s’agit pas de deux mondes séparés. Toute l’histoire du XXe siècle, particulièrement au Québec, est faite de luttes populaires, syndicales, étudiantes et féministes qui, en interaction constante avec le pouvoir politique, ont fait avancer les conditions de vie des Québécois.
Par l’intermédiaire des mouvements sociaux, une partie importante de la population s’engage dans la vie politique et exprime ses idées, ce qui n’a rien à voir avec le lobbyisme, qui vise à influencer le pouvoir politique pour servir des intérêts strictement privés. Autrement dit, la « rue » est loin de provoquer l’effritement de la démocratie. Au contraire, elle est partie intégrante et essentielle de celle-ci, et un gouvernement démocratique se doit de dialoguer avec elle, c’est-à-dire avec ceux qui sont concernés par les décisions qu’il prend.
Les associations étudiantes, tout comme les syndicats et les groupes populaires, appartiennent à cet espace de discussion qui sert en partie de garde-fou au pouvoir, aussi démocratique soit-il. La marche qui sépare l’individu et le pouvoir de l’État est haute, et la démocratie a besoin de paliers qui les relient, d’espaces mitoyens où l’on apprend à se soucier des enjeux particuliers de nos existences, où l’on s’engage à les confronter et à les intégrer au tout de la société. Une société libre est renforcée — et non affaiblie — par le nombre et la diversité de ces lieux de participation politique, qui permettent aux individus de s’élever progressivement à la hauteur des enjeux collectifs, souvent abstraits.
C’est notamment ce que montre, chiffres à l’appui, l’économiste américain Paul Krugman, lauréat du prix Nobel d’économie en 2008. Aux États-Unis, explique-t-il, la puissance du mouvement syndical a clairement favorisé la conscientisation et la participation politique des Américains dont le revenu est faible ou moyen. Il cite une analyse récente qui révèle que si la proportion de syndiqués dans la population active avait été aussi importante en 2000 qu’en 1964, la participation électorale des adultes issus des deux tiers les moins nantis de la population aurait été de 10 % supérieure, et seulement de 3 % dans le tiers le plus riche. Pour Krugman, le désintérêt actuel envers la chose publique provient en outre du sentiment qu’ont la plupart des travailleurs moyens que leur vote individuel ne compte pas, et ce, même si le résultat électoral a un effet concret sur leur vie. « Quand on a un emploi à conserver et des enfants à élever, rien ne nous incite à suivre attentivement les campagnes électorales. En pratique, ce désintérêt rationnel biaise le processus politique en faveur des classes supérieures. [...] L’électeur moyen a donc un revenu nettement plus élevé que le citoyen moyen, et c’est l’une des raisons de la tendance des candidats et des élus à concevoir leurs politiques en pensant aux milieux relativement prospères », écrit-il dans L’Amérique que nous voulons. En demandant explicitement aux travailleurs d’aller voter, mais surtout en favorisant l’éducation politique et l’implication citoyenne dans ses propres structures, le syndicalisme contribue à combler ce fossé : « Les débats politiques qui ont lieu dans les réunions syndicales, les lettres à contenu politique envoyées aux syndiqués, etc., élèvent le niveau de conscience politique, chez les syndiqués et aussi chez ceux avec lesquels ils discutent, à commencer par leur conjoint, leurs amis, les membres de leur famille. »
Ce propos s’applique très bien au mouvement étudiant québécois : cette grève historique a favorisé le dynamisme de la démocratie en politisant des centaines de milliers de personnes. Même les gens qui défilaient dans les rues avec leurs casseroles en défiant la loi spéciale ne rejetaient pas bêtement l’autorité politique pour lui substituer la « rue ». Ils défendaient l’autorité du droit contre l’usage arbitraire du pouvoir législatif. Ils exprimaient leur profond attachement à la démocratie. Cette grève, avec ses assemblées et le mouvement des casseroles qui en a été le sommet, a été la meilleure école d’engagement politique que l’on puisse imaginer. Elle aura, je n’en doute point, mieux servi les mœurs démocratiques que ne l’auront fait les libéraux, leurs bailleurs de fonds et leurs meneuses de claques médiatiques.
Tenir tête, par Gabriel Nadeau-Dubois
Lux Éditeur.
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