
Photo ©Josué Bertolino
« Je fais partie de la première génération qui n’a pas connu le mur de Berlin. Je suis né en 1990, quelques mois à peine après son effondrement. J’ai vu le jour et j’ai grandi au sein d’un monde plus que jamais contenu dans un seul système politique et économique. La fin de la guerre froide a signé l’arrêt de mort de régimes politiques liberticides, mais elle a aussi créé l’illusion qu’aucune autre option n’existait que la mondialisation économique, la subordination de la souveraineté démocratique aux lois anonymes du capital. De la même manière, au Québec, aussi loin que je puisse me souvenir d’événements politiques, je n’ai vu que des gouvernements néolibéraux prendre le pouvoir et, cela va de soi, privatiser les institutions publiques. Le Parti québécois (PQ) de ma génération, c’est celui de Lucien Bouchard, pas celui de René Lévesque.
Dans ce monde où tout semble joué d’avance, ma génération devait inaugurer la « fin de l’histoire ». Cette fin de l’histoire s’avère finalement n’être que le commencement d’une autre. Un nombre grandissant de personnes se trouvent aujourd’hui dans une impasse. Les jeunes en particulier paient dans de nombreux pays un très lourd tribut à la bêtise de l’économie politique néolibérale. C’est dans un contexte de bouillonnement politique mondial que le mouvement étudiant d’ici a surgi.
En Europe, en Amérique latine et même chez nos voisins du Sud, une part de plus en plus importante de la population refuse la direction imposée à notre monde par ses élites. Partout les slogans se font écho, partout des personnes travaillent à rouvrir les possibles, à réactiver l’imagination politique des peuples, après trois décennies de conformisme gestionnaire à la Thatcher.
On a certainement là un élément de réponse à la question qu’on m’a posée si souvent depuis la fin de la grève : qu’est-ce qui explique que le conflit ait été si important ? Certes, il y a eu certains facteurs qui appartiennent à la conjoncture particulière du Québec. La grève générale illimitée était dirigée contre un gouvernement affaibli par les scandales de corruption et qui suscitait le mécontentement d’une bonne partie de la population. Ce contexte politique a sans aucun doute contribué à amplifier la mobilisation étudiante du printemps 2012. Il y a ça, mais il y a plus. L’épuisement social et politique du projet conservateur des 40 dernières années est à mon avis une explication plus profonde de la force incroyable de la protestation du printemps 2012.
Contrairement à ce que se sont plu à dire certains ministres libéraux ou chroniqueurs — il m’arrive encore de les confondre —, la lutte contre la hausse des droits de scolarité n’a jamais servi de prétexte pour atteindre des objectifs politiques « extrémistes » inavouables. Dès le départ, les militants du mouvement étudiant étaient tout à fait conscients de la nature politique de leur mobilisation. Ils ne s’en sont jamais caché. Les discours des étudiants du cégep de Valleyfield et du collège de Maisonneuve, au commencement de la mobilisation, parlaient déjà de redistribution de la richesse, de démocratie et de fiscalité. L’enjeu fondamental, c’était l’éducation. Mais il se trouve qu’on ne peut évoquer un tel enjeu sans ouvrir un débat plus large sur la finalité de l’ensemble des institutions collectives. Parce que l’éducation se trouve au cœur du projet social et culturel des sociétés. Nous savions pertinemment qu’un débat sur l’accessibilité de l’université engageait un affrontement politique et culturel plus large. Les libéraux auraient aimé faire passer leurs propres objectifs pour de simples mesures administratives. Mais ils savaient bien, eux aussi, que la hausse des droits de scolarité et le virage tarifaire n’étaient pas de simples mesures administratives, mais la manifestation d’une volonté de changer l’orientation et la finalité des institutions publiques. L’entêtement qu’ils ont mis à refuser le dialogue ne relevait-il pas du dogmatisme idéologique ? S’ils sont tombés des nues, en 2012, c’est que, comme bien des gens, ils estimaient que plus rien dans la société ne s’opposait à leurs politiques conservatrices. Ils ont péché par excès de confiance. Peut-être ont-ils cru que l’histoire était bel et bien terminée ?
On sait maintenant que l’histoire n’est jamais finie. Il y a toujours un printemps qui se tient en coulisse.»
Tenir tête, par Gabriel Nadeau-Dubois
Lux Éditeur
En librairie depuis le 10 octobre.
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