
Photo : Evan Vucci / AP / PC
“Le gouvernement est trop gros et trop important pour être confié aux politiciens.” — Chester Bowles
Si vous êtes parvenus à lire autre chose que des articles sur la Charte des valeurs depuis une semaine, vous savez que le gouvernement américain est actuellement paralysé. Quelques 800 000 fonctionnaires « non-essentiels » ont été mis au chômage technique lundi dernier, et 1,3 million d’autres continuent de travailler, mais sans salaire.
La dernière fois qu’un tel shutdown s’était produit, en 1995-1996, la crise avait duré 21 jours. Nous sommes rendus au jour 7 du shutdown de 2013, et aucune issue claire ne se profile à l’horizon.
Les États-Unis se retrouvent dans cette situation parce que les deux chambres du Congrès — la Chambre des représentants et le Sénat — sont incapables de s’entendre sur le texte de la loi qui allouerait les fonds nécessaires au fonctionnement du gouvernement fédéral pour 2014. Puisque l’année budgétaire du gouvernement commence le 1er octobre, le gouvernement n’a donc plus les moyens de payer ses employés à partir de cette date, avec les résultats qu’on constate.
Pour qu’une loi fédérale entre en vigueur aux États-Unis, elle doit être adoptée (avec un texte identique) par les deux chambres du Congrès, puis signée par le président. Si le président exerce son veto et refuse de signer, une loi peut quand même entrer en vigueur si la Chambre et le Sénat l’adoptent ensuite tous deux avec des majorités des deux tiers. Le Congrès peut ainsi surmonter un veto présidentiel via des votes super-majoritaires. (Historiquement ça n’est arrivé que dans 4% des cas.)
Par contre il n’y a aucun moyen pour un président de faire adopter une loi si celle-ci est bloquée par une ou les deux chambres du Congrès.
C’est ce qui se passe en ce moment. Les Démocrates, majoritaires au Sénat, souhaitent adopter une loi qui financerait intégralement les opérations du gouvernement pour 2014. Les Républicains, qui contrôlent la Chambre, proposent plutôt une loi qui financerait les activités du gouvernement — mais à l’exception de celles reliées à la mise en place de la réforme de la santé d’Obama. Autrement dit, les Républicains — et particulièrement la frange radicale et populiste du Tea Party — ont pris le gouvernement en otage dans l’espoir de troquer le retour à la normale contre la mort d’Obamacare.
(Les Républicains sont évidemment libres de s’opposer à la réforme de la santé d’Obama. Ils l’ont fait avec force en 2010, au moment où le Congrès débattait de la loi. Mais celle-ci a finalement été adoptée en bonne et due forme, et Obama a été réélu en 2012. Toutes les tentatives républicaines de défaire cette loi par voie législative ont échoué. Avec le shutdown actuel, le Tea Party tente de faire indirectement, via un blocage budgétaire, ce qu’il n’a pas pu faire directement, via son action législative.)
Que faire face à cette minorité de législateurs radicaux et populistes qui tiennent le gouvernement en otage et n’écoutent que leur base électorale?
À court terme, il n’y a pas de solution facile. Dans le système actuel, quelqu’un devra capituler ou accepter un compromis. Les sondages semblent indiquer que les Républicains souffrent davantage dans l’opinion publique, mais tôt ou tard la pression risque de se retourner contre le président (parce qu’il est président). Et d’ici 10 jours les négociations sur le relèvement du plafond de la dette se mêleront inévitablement au débat sur le shutdown. Le dossier deviendra encore plus explosif, pour les deux camps.
(Si les mises à pied et les suspensions de salaire affectent l’économie et des centaines de milliers de familles américaines, la perspective d’un défaut de paiement des États-Unis est exponentiellement plus grave. L’économie et les finances publiques et privées de toute la planète reposent en bonne partie sur les obligations du trésor américain. Un défaut de paiement des États-Unis serait une apocalypse pour le système financier, avec des conséquences dramatiques et concrètes pratiquement partout sur le globe.)
Mais il n’y a rien à faire à court terme. Le système en place permet ce genre de roulette russe politique, où la société américaine et l’économie mondiale se retrouvent avec un revolver sur la tempe, tenu par une poignée de jusqu’au-boutistes souvent ignorants, irresponsables ou isolationnistes.
C’est dans le contexte d’un blocage politique semblable que Peter Orszag — ancien conseiller économique du président Obama et ex-directeur du Congressional Budget Office — a publié un essai provocant en 2011. Sa thèse? Nous souffrons d’un excès de démocratie.
Orszag est le premier à concéder qu’il est théoriquement dangereux de plaider pour une politique moins démocratique. Mais, comme il écrit:
“Le blocage politique actuel empêche de plus en plus les législateurs de s’attaquer aux enjeux qui sont au coeur de l’avenir de notre pays — des questions comme les changements climatiques, le dur rattrapage après l’effondrement financier, et notre déséquilibre budgétaire à long terme. Il est clair pour tout le monde que l’inaction mènera à des résultats désastreux dans ces domaines. Mais la polarisation actuelle fait en sorte qu’on ne peut pratiquement rien faire. Voilà pourquoi je crois qu’il faut abandonner le conte de fée des cours d’Éducation civique 101, à propos de la pure démocratie représentative, et commencer à réfléchir à un ensemble de procédures et d’institutions qui rendraient l’inertie législative moins dommageable pour la santé à long terme de notre pays.”
Dans le contexte américain, Orszag proposait une série de mesures techniques qui permettraient d’ajuster automatiquement — c’est-à-dire sans intervention des politiciens — les politiques économiques en fonction de la situation économique en vigueur: expansion fiscale en période de récession, contraction en période de croissance, etc. En principe, rien n’empêcherait que des mécanismes analogues s’appliquent dans d’autres domaines où l’inertie corporatiste et les blocages partisans risquent d’engendrer des dégradations économiques, sociales ou environnementales.
Bien sûr, le contexte québécois et canadien est différent de celui des États-Unis. Nos oppositions demeurent moins polarisées, et la quasi-absence de séparation entre le pouvoir législatif et l’exécutif (surtout en cas de gouvernement majoritaire) réduit les risques de paralysie politique. Le parlementarisme britannique a ses forces et ses faiblesses.
Cela dit, l’inertie et les blocages ne manquent pas ici non plus. Certaines réformes — budgétaires, fiscales, municipales, sans parler des réseaux de santé et d’éducation — semblent même plus difficiles à imaginer au Québec qu’aux États-Unis. Notre appareil politique est prisonnier de ses allégeances et de sa partisanerie, et trop souvent imperméable au bon sens, surtout quand il commande des virages majeurs et potentiellement douloureux.
Les suggestions de Peter Orszag devraient-elles aussi inspirer nos penseurs et nos politiciens? Y aurait-il lieu d’explorer, ici aussi, des mécanismes qui permettraient de retirer certains enjeux de l’emprise de la politique partisane, électoraliste ou corporatiste? La réforme des régimes de retraite, récemment tablettée par le gouvernement? Les politiques énergétiques? Des ajustement nécessaires à nos vieilles politiques économiques?
Il n’est jamais facile ou agréable de suggérer moins de démocratie. Orszag lui-même disait être arrivé à sa proposition avec « réticence, et mû par la frustration davantage que l’inspiration ». Mais quand la politique telle qu’elle se pratique semble incapable de servir correctement l’intérêt public, il ne faut pas s’étonner qu’on commence à chercher des issues de secours.
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