
Photo : Lucy Lambriex / Getty Images
Dans mon billet du 21 août, j’avançais que le gouvernement Marois lance non seulement un méga «ballon» politique avec sa Charte, mais que minoritaire et à moins de 30% d’appuis dans les sondages, il espère surtout y trouver la bouée électorale dont il a tant besoin.
D’une pierre trois coups, il tente en même temps de reprendre le contrôle de l’ordre du jour politique dès avant une session parlementaire qui s’annonçait déjà houleuse. Et jusqu’à maintenant, ça fonctionne.
C’est ce qui explique la mise en scène élaborée à laquelle les Québécois assistent depuis plusieurs jours. Et ça ne fait que commencer.
1er acte : une «fuite» au Journal de Montréal – aussi providentielle que détaillée -, d’une possible interdiction massive du port de signes religieux pour les employés des secteurs public et parapublic. L’interdiction serait imposée à géométrie variable selon qu’une institution ferait ou non une demande de «retrait». Le tout, en gardant le crucifix en pleine Assemblée nationale sous prétexte qu’il serait un objet «patrimonial» et non pas religieux.
2e acte : silence radio de deux jours des ministres et première ministre. Personne ne confirme, mais personne n’infirme. Les ficelles sont aussi visibles qu’un sapin de Noël dans une synagogue.
3e acte : le silence terminé, Bernard Drainville, ministre responsable de la préparation de la Charte des valeurs québécoises, donne quelques entrevues. En fait, il amorce un lent effeuillage sur le contenu possible d’une «proposition» qu’il ne présenterait que d’«ici quelques semaines» tout en répétant qu’il faut «attendre» pour en connaître le vrai contenu.
4e acte : jeudi, à l’entrée d’un conseil des ministres très attendu, pendant que Pauline Marois passe en coup de vent et refuse de commenter, ses ministres-clés de la filière «identitaire» défilent un à un devant les caméras. Chacun livre son message bien huilé : le gouvernement fera preuve de «leadership»; les règles (qu’on ne donne pas) seront «claires»; il bravera la «tempête» comme le PQ l’avait fait en 1997 avec l’adoption de la loi 101; etc..
5e acte : vendredi, de nouvelles fuites dans les médias s’ajoutent. Citant «une source bien au fait du dossier», Le Devoir liste quatre «conditions» qui baliseraient les demandes d’accommodement raisonnable de type religieux.
The Gazette, quant à elle, fait état de rencontres privées tenues récemment entre le ministre Drainville et des leaders de quelques lobbys religieux. Ces derniers confirment que le projet de Charte pourrait contenir un «droit de retrait» – un genre de laïcité à la carte -, pouvant permettre à des institutions publiques visées – hôpital, cégep ou autre -, de se soustraire à l’interdiction de port de signes religieux par les employés.
6 e acte : cinq jours après la première fuite, Pauline Marois «commente» enfin la nouvelle. Plus précisément, elle reprend les messages lancés le jeudi d’avant par ses ministres disant que ce qui nous divise, c’est l’absence de règles claires; qu’on fera preuve de leadership; que ce sera un projet de société aussi important que la Loi 101; etc..
Puis, en cadeau, une belle cerise sur le gâteau : lundi, un énième sondage réitère trois données cruciales pour le gouvernement:
1) l’opposition marquée et amplement connue de l’électorat francophone à tout accommodement de type religieux;
2) l’appui majoritaire à la conservation du crucifix de Maurice Duplessis à l’Assemblée nationale;
3) l’appui majoritaire à l’interdiction élargie du port de signes religieux dans les secteurs publics et parapublics.
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Le gros lot?
Pour le gouvernement, tout ça devrait normalement sentir le gros lot électoral. Après tout, pour le meilleur et pour le pire, le sujet est «consensuel» dans l’électorat francophone et c’est le PQ qui porte ce «projet».
Or, selon ce même sondage Léger/Agence QMI, seulement 30% répondent «PQ» à la question suivante : «auquel des partis politiques faites-vous le plus confiance dans le dossier des accommodements religieux?». À un ou deux points près, ce chiffre recoupe les intentions de vote au même parti dans les sondages les plus récents.
Si le PLQ n’a que 18% de taux de «confiance» à la même question contre un maigrichon 6% pour la CAQ, la donnée la plus frappante est que pour ce dossier fort délicat, un total impressionnant de 41% des répondants ne font «confiance» ni au PQ, ni au PLQ, ni à la CAQ.
Le temps et le contenu «officiel» de la «proposition» du ministre Drainville sauront bien dire si l’«opinion» publique bougera ou non dans le département des intentions de vote. Mais pour le moment, tout au moins, l’opposition dite massive des francophones aux accommodements religieux et au port des signes dits ostentatoires ne se traduit pas nécessairement en un taux équivalent de «confiance» au PQ.
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Les Dieux rendent fous ceux qu’ils veulent perdre
Après l’annonce du ministre Drainville faite en mai dernier voulant que le gouvernement Marois troque dorénavant sa promesse électorale d’une vraie Charte de la laïcité contre celle plus «populaire» – pour ne pas dire populiste -, d’une Charte des valeurs québécoises, je signais un billet intitulé «Retour au village des valeurs».
J’y analysais les motivations électoralistes derrière cette décision, mais j’y allais aussi sur le fond de la question. Incluant, entre autre choses, sur cette incohérence spectaculaire qu’il y a à considérer la présence d’un crucifix au parlement comme un signe de respect du «patrimoine» et non comme un signe religieux. Une incohérence tenant beaucoup, elle aussi, d’un calcul électoraliste.
Ce lundi, le chef caquiste, François Legault – dont le parti semble être irrémédiablement coincé en 3e position dans les sondages -, faisait d’ailleurs le même clin d’oeil intéressé à son électorat…
Pendant ce temps, autant le Parti québécois que la Coalition avenir Québec se disent de farouches partisans de la neutralité religieuse de l’État.
Désolée, mais de laisser un crucifix trôner au-dessus de la tête du président de l’Assemblée nationale en 2013 – un crucifix de surcroît installé sous le régime Duplessis précisément pour symboliser l’alliance politique scellée à l’époque entre le haut-clergé catholique et le gouvernement ultraconservateur de l’Union nationale -, c’est en fait prôner l’antithèse même de la neutralité religieuse de l’État.
Un parlement orné d’un crucifix en même temps qu’une «charte» adoptée en son sein interdirait le port de signes religieux à certains employés des secteurs public et parapublic, ne pratiquerait pas le principe de la séparation de l’État et de l’Église. Il pratiquerait, là aussi, une laïcité à la carte.
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Le marchandage a commencé
En listant à son tour ses propres critères de ce qu’une telle Charte pourrait interdire ou permettre quant aux demandes d’accommodement religieux et au port de signes ostentatoires dans les secteurs publics et parapublics, M. Legault officialisait en fait l’ouverture de la négociation de la CAQ avec le PQ.
Le gouvernement Marois étant minoritaire, l’appui éventuel de la CAQ pour l’adoption de sa Charte lui est essentiel. De son côté, pour ne pas effaroucher ce qui lui reste d’appuis chez les francophones, M. Legault reprend les vieux réflexes d’une ADQ tombée en 2007 dans la marmite du dossier des accommodements raisonnables.
Ce qui laisse à Philippe Couillard le défi de trouver pour le Parti libéral une position capable de rallier à la fois les anglophones et les allophones opposés au projet du gouvernement en ne perdant pas les appuis qu’il commence à récupérer en partie du côté francophone. Ouf…
Bref, pour les trois principaux partis, la jeu ici est éminemment et malheureusement très partisan.
Malheureusement, parce que la question des accommodements et de la neutralité religieuse de l’État sont des sujets suffisamment importants à travers l’Occident pour mériter mieux comme lancée de «débat». Des inquiétudes tout à fait légitimes s’expriment ici comme ailleurs quant à la montée, à des degrés divers, des pouvoirs et des dogmes religieux dans les sociétés démocratiques.
Le problème est qu’ici, le «débat» est fort mal parti. Il s’annonce électoraliste et partisan au point d’éclipser une discussion élargie et authentique.
Le ministre des Relations internationales, Jean-François Lisée, lançait d’ailleurs les hostilités dès la fin de semaine.
Alors que la première ministre appelait les fédéralistes à appuyer son projet de Charte des «valeurs», il en profitait pour s’en prendre au NPD et mousser le Bloc du même coup.
Non sans ironie, le Parti québécois tenait en fin de semaine un événement partisan dont le thème était pourtant «Pourquoi le Québec devrait être un pays au XXIe siècle?». Comme quoi, au PQ, le sujet de la souveraineté se discute de plus en plus en vase clos, dans ses «instances».
Pendant ce temps, de bouée électorale espérée par le gouvernement, le projet d’une Charte des «valeurs» québécoises lui tient aussi lieu à l’interne d’énième succédané post-référendaire à la promotion de sa propre option.
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Un débat serein?
Le ministre Drainville dit vouloir appeler à un débat serein et respectueux, autant sur la forme que sur le fond. Soit.
Or, le premier geste de respect qu’aurait pourtant pu poser le gouvernement dans un dossier aussi délicat était de procéder avec les Québécois dans la transparence et la rigueur au lieu de sa mise en scène évidente, ses silences sélectifs et des fuites aptes à mesurer l’opinion publique autant que de l’aiguiller.
Ce qui manque également de respect, c’est cet étiquettage aussi préventif que pavlovien de toute critique sérieuse des contours plus ou moins mystérieux de cette Charte des «valeurs» ou de ses motivations préélectorales. Tenter de discréditer illico ces critiques en les faisant passer pour le produit de dangereux suppôts du multiculturalisme à la Trudeau n’ouvre pas à un débat très «serein».
Pour citer Caroline Fourest, auteure du livre La dernière utopie. Menaces sur l’universalisme : «partout on se déchire pour savoir concilier respect des valeurs communes et respect des particularismes». Ces «valeurs communes», rappelle-t-elle toutefois, sont «universelles». Elles ne sont pas spécifiquement québécoises.
Sur la nécessité d’un vrai débat sur la montée du religieux, de la laïcité et de la neutralité de l’État, elle souligne aussi que chaque société le mène selon des paramètres qui reflètent sa réalité.
Ainsi, le Québec n’étant pas un État laïc comme l’est la France – en plus du crucifix de l’Assemblée nationale, rappelons qu’il est aussi la seule province à subventionner des écoles privées confessionnelles jusqu’à hauteur de 60% -, ses attentes et ses problématiques, pourrait-on avancer, ne sont pas les mêmes qu’en France.
Elle observe également ceci :
«La laïcité ne doit pas se confondre avec l’antireligieux, l’égalité avec l’uniformité, l’intégration avec l’assimilation, ni la nation avec la tradition. La raison, et non la passion, sera notre meilleure conseillère. Assurément, il faudra beaucoup d’énergie, de tâtonnements et de volonté commune pour mettre au point cette philosophie politique où le multiculturel puisse s’épanouir sans tuer l’universel.»
C’est pourquoi lancer un vaste chantier – dans un contexte essentiellement électoraliste -, sur une Charte des «valeurs» québécoises et non sur la laïcité, risque de faire déraper des débats pourtant essentiels en Occident.
Qui plus est, de tels débats prennent du temps, beaucoup de temps. Nettement plus que les quelques mois d’ici la prochaine élection générale. Ils exigent aussi nettement plus de profondeur que le marchandage PQ-CAQ appelé à dominer cette joute. Et nettement plus de finesse que cette possibilité d’une laîcité à géométrie variable couronnée d’un crucifix trônant en pleine Assemblée nationale – le siège de la démocratie québécoise.
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Mais de quoi parle-t-on, au juste?
Or, pour le moment, dans cette joute politique, ce qu’on laisse «couler» dans les médias laisse appréhender un grand buffet où certains mangeront ce qu’ils veulent, d’autres pas. Bref, tout et son contraire en cette matière risque de se confondre.
Va-t-on s’entêter à confondre espace public et espace civique? Ou la neutralité religieuse de l’État avec le «patrimoine» dont la place est dans les cours d’histoire et les musées? Ou les accommodements religieux dans les institutions civiques et le port de signes dits ostentatoires dans les institutions publiques? Ou la neutralité de l’État avec celle de ses employés? Ou les calendriers scolaires avec le port d’un hijab ou d’une kippa par des enseignants? Et tutti quanti.
Non seulement parle-t-on d’un possible «droit de retrait» aléatoire d’une interdiction élargie de port de signes religieux remettant déjà en cause certaines libertés fondamentales, mais le ministre Drainville donne aussi quelques exemples étonnants lorsqu’il aborde le sujet des accommodements de type religieux.
Promettant un «cadre» et des «balises claires» pour décider si une demande d’accommodement est «raisonnable» ou non – ce que le gouvernement Charest n’a jamais voulu faire pour ses propres raisons électoralistes -, Bernard Drainville cite entre autres choses le fameux épisode des vitres givrées. Eh oui, celles qu’un YMCA montréalais avait jadis «givrées» à la demande de membres de la communauté hassidique qui ne voulaient plus voir, oh horreur des horreurs!, des femmes s’y entraîner.
Ou encore, cette histoire sans fin de «turbans» sikhs sur les terrains de soccer.
Ces exemples sont étonnants parce qu’ils débordent de l’espace civique. Le cas du YMCA relevait en fait de sa direction, laquelle avait tout à fait le droit de refuser cette demande.
Quant à la décision de permettre ou non le port du turban sur les terrains de soccer, ne relève-t-elle pas ultimement des fédérations sportives, lesquelles sont libres d’édicter leurs propres paramètres?
Au-delà de son numéro d’effeuillage d’un projet aux contours plus ou moins mystérieux, le gouvernement Marois pense-t-il sérieusement s’immiscer dans le processus décisionnel d’une fédération sportive ou d’un centre d’entraînement?
Alors, mal parti, ce débat? Hélas, tous les signes y sont. Et ils ne sont pas de nature religieuse…
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