Travailleurs du Québec, vous êtes depuis l’an dernier propriétaires de plus de 2 000 km2 de terres agricoles aux États-Unis, en Australie, en Amérique latine et en Europe de l’Est !
La Caisse de dépôt et placement du Québec, qui gère notamment les actifs de la Régie des rentes, a placé 250 millions de dollars en 2012 dans une société agricole mondiale, aux côtés d’autres caisses de retraite canadiennes, américaines et suédoises. Un placement qui, espère-t-elle, fera fructifier le fonds de pension des Québécois.
Cet investissement dans la société agricole mondiale TIAA-CREF Global Agriculture a cependant un revers. Il fait participer les Québécois à un phénomène planétaire qui préoccupe autant la Banque mondiale que l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) : l’achat ou la location de grandes superficies de terres agricoles d’un pays par des intérêts étrangers. Le concept a même une étiquette : l’accaparement des terres.
« Il se passe à l’échelle de la planète quelque chose d’important et de potentiellement dévastateur, mais dont on comprend très mal la mécanique et l’ampleur », dit Jun Borras, professeur à l’Université Erasmus, aux Pays-Bas, qui s’intéresse à la propriété des terres agricoles depuis près de 30 ans.
La crise financière de 2008, la flambée du prix des aliments de base et la hausse rapide des cours du pétrole (laquelle a donné l’avantage aux biocarburants) ont lancé une ruée sans précédent vers les terres arables du globe. Pour nourrir les populations en croissance, mais aussi pour profiter d’investissements potentiellement rentables.
Des États comme les Émirats arabes unis ou le Qatar, par exemple, importaient déjà la quasi-totalité de leur nourriture. Depuis quelques années, ils achètent des champs et des prés, en Afrique, en Australie ou aux États-Unis. En Chine, en Inde et dans d’autres pays émergents, la croissance des besoins alimentaires oblige les gouvernements à mettre les bouchées doubles pour trouver des terres à cultiver là où les conditions climatiques sont plus favorables que chez eux, la main-d’œuvre moins coûteuse et les terres moins polluées.
Partout dans le monde, des institutions financières comme la Caisse de dépôt se tournent aussi vers ces terres susceptibles de prendre rapidement de la valeur. Pour l’instant, moins de 1 % des terres arables du monde appartiennent à des fonds d’investissement, selon Jose Minaya, directeur général et chef des ressources naturelles mondiales et des investissements dans les infrastructures à TIAA-CREF.
D’immenses superficies sont passées aux mains de holdings aux ramifications internationales souvent nébuleuses. En 2011, la Banque mondiale évaluait que les transactions internationales à grande échelle avaient touché 45 millions d’hectares de terres agricoles en 2008 et 2009, soit la taille de la Suède ou de la Californie. L’organisation non gouvernementale Oxfam estime que le phénomène s’étend à une superficie cinq fois plus grande !
Dans les pays riches, l’achat de terres arables par des étrangers est souvent limité par des mécanismes de contrôle, comme la Loi sur la protection du territoire agricole du Québec.
Dans les pays en développement, ces capitaux étrangers ont du bon… en théorie. Ils devraient permettre d’améliorer les conditions de vie en créant des emplois et en rendant les terres en friche plus productives, selon la Banque mondiale. « Mais ce qui se passe ne correspond pas à nos attentes », reconnaît Klaus Deininger, économiste pour cette institution.
Les populations vulnérables sont souvent lésées lors de la vente de terres à des étrangers, d’après la Banque mondiale et la FAO. Ces contrats encouragent la corruption, les conflits sociaux et le mauvais usage des ressources naturelles.
Jun Borras s’efforce d’analyser les rouages de cette nouvelle géopolitique agricole. « On manque encore de données. Il y a de multiples formes de transactions, depuis l’entente verbale avec un chef de village jusqu’à des contrats entre États et entreprises. Et des préoccupations fort différentes selon le profil des investisseurs, les pays visés, les cultures exploitées, le cadre juridique local… » Bref, pas facile d’y voir clair !
La Coalition internationale pour l’accès à la terre, une ONG établie à Rome, a entrepris en 2012 de répertorier toutes les transactions rendues publiques dans une base de données, la Land Matrix, devenue la référence sur le sujet. « Il y a beaucoup de spéculation. De nombreux contrats annoncés depuis 2008 n’ont abouti à aucun changement sur le terrain », constate le Sénégalais Madiodio Niasse, directeur de la Coalition.
Ceux qui se sont concrétisés semblent avoir tourné bien peu à l’avantage des populations locales, surtout dans les pays à faible gouvernance, là où le droit foncier est peu clair et la corruption répandue. « Dans les enquêtes que j’ai menées dans des dizaines de pays, je n’ai jamais trouvé un cas où les populations ont bénéficié de retombées positives », dit Jun Borras. Même la Banque mondiale n’a aucun exemple de contrat « gagnant-gagnant » à relater, reconnaît à regret son économiste Klaus Deininger.
L’accaparement des terres est particulièrement critique en Afrique, où les entreprises étrangères s’installent surtout là où l’eau est abondante — le long des grands fleuves, comme le Niger — et négocient des droits sur les approvisionnements pour l’irrigation. « L’Afrique a un besoin crucial d’eau autant pour l’alimentation que pour la fourniture d’énergie, mais elle se vide de ses réserves ! » dénonce Madiodio Niasse.
À Madagascar, la signature d’une entente entre le gouvernement et la société coréenne Daewoo portant sur plus d’un million d’hectares de terres agricoles a largement contribué aux émeutes de 2009, qui ont fait plus de 100 morts et se sont soldées par le renversement du président Ravalomanana. L’an dernier, Daewoo, qui voulait cultiver des palmiers à huile et du maïs pour le marché sud-coréen, a officiellement renoncé à son projet.
De plus en plus, les sociétés civiles résistent. Dominique Caouette, spécialiste en sciences politiques à l’Université de Mont-réal, fait partie de ces centaines de chercheurs et activistes qui s’efforcent d’outiller les populations locales. Dans neuf États d’Afrique francophone, le chercheur bâtit un réseau de surveillance avec des organisations paysannes. Ce réseau permet d’échanger par téléphone cellulaire des données détaillées sur les contrats passés dans ces pays.
La mobilisation des opposants et les dénonciations des médias commencent à refroidir les ardeurs des entreprises. « On semble assister à un début de ralentissement du phénomène », croit Madiodio Niasse.
Depuis peu, des pays comme la Tanzanie ou le Mozambique ont instauré des lois plus contraignantes pour limiter l’investissement étranger sur de grandes superficies de leur territoire. Mais il y a un monde entre la théorie et la pratique. « Les investisseurs créent des filiales locales ou achètent les terres par petits lots », dénonce Jun Borras.
Ce secteur ressemble à celui de l’immobilier il y a 40 ans ou à celui du bois d’œuvre il y a 20 ans, croit Jose Minaya. « Cette nouvelle classe d’actifs a besoin de plus de transparence pour attirer des investissements. Mais un jour, les terres arables seront certifiées comme le bois l’est aujourd’hui. »
La Banque mondiale croit aussi qu’en misant sur la transparence on parviendra à faire émerger des partenariats « gagnant-gagnant ». « On voudrait, par exemple, que tous les contrats soient rendus publics, et trouver des cas exemplaires où des investissements responsables ont profité aux populations locales », explique Klaus Deininger.
L’an dernier, la FAO a accouché d’un code de conduite « pour une gouvernance responsable des régimes fonciers dans le contexte de la sécurité alimentaire nationale ». Les membres du G8 planchent aussi sur la question.
En 2011, huit grandes institutions financières européennes et nord-américaines, qui gèrent la bagatelle de 1 300 milliards de dollars d’actifs, se sont entendues sur des principes à suivre pour l’investissement responsable dans les terres agricoles. TIAA-CREF Global Agriculture, dans laquelle la Caisse de dépôt et placement a investi, fait partie des signataires.
« L’investissement de la Caisse dans le secteur agricole par l’intermédiaire de TIAA-CREF est exploratoire. C’est une nouvelle classe d’actifs que la Caisse veut mieux comprendre dans le monde et aussi au Québec », dit son porte-parole, Maxime Chagnon. Pour l’instant, la Caisse de dépôt n’a pas l’intention d’investir directement dans des terres québécoises. « C’est prématuré. Chaque marché est différent, avec des lois différentes et des “acceptabilités” sociales différentes. »
Certains investisseurs font effectivement du chemin. En décembre 2011, la caisse de retraite néerlandaise ABP, qui a signé l’entente sur l’investissement responsable, a préféré se retirer d’un projet de plantation d’eucalyptus au Mozambique après que des journalistes ont rapporté qu’elle ne respectait pas ses propres lignes de conduite.
Dans son mea culpa, ABP a précisé avoir choisi son représentant local pour sa bonne réputation en matière de responsabilité sociale et environnementale, et s’être fait avoir. Vols de terres, menaces aux protestataires, fermes incendiées, compensations jamais versées… les fonctionnaires et enseignants néerlandais finançaient sans le savoir un vrai désastre !
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LE CAS DU LAOS
Au Laos, l’anthropologue Karen McAllister, de l’Université McGill, a découvert combien la vie des peuples montagnards du Nord a été bouleversée par l’arrivée massive de sociétés chinoises productrices de caoutchouc. Dans ce pays où plus du cinquième des terres arables sont contrôlées par des intérêts étrangers, le gouvernement a redessiné la cartographie du territoire pour dépouiller des villages de leurs terres arables. Impossible de savoir si les investisseurs ont été floués ou complices. Le gouvernement laotien a instauré en 2011 un moratoire sur ce type de contrats.
UNE COURSE POUR L’EAU
Les terres passent à des intérêts étrangers, et l’eau avec elles ! Au Congo, l’eau qui irrigue les terres agricoles des étrangers correspond, en volume, à près du double de ce qui serait nécessaire pour fournir un régime équilibré à chaque habitant.
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