En entrant au Musée national des beaux-arts du Québec, cet été, on aura l’impression de fouiner dans le coffre à souvenirs d’un grand-père patenteux, qui aurait conservé la trace de toutes ses expérimentations… et toutes ses lettres d’amour. Mais pas n’importe quel vieillard. Ces trésors portent la griffe d’un artiste d’exception : Alfred Pellan.
Par testament, sa femme, Madeleine Poliseno-Pelland (morte en 2010, 22 ans après lui), a légué au MNBAQ les archives que le couple préservait dans sa maison de Laval : 1 144 œuvres, dont plus de 700 dessins, et des centaines de milliers de documents personnels et de photos. « Toute leur vie est documentée de façon rigoureuse », précise l’archiviste Nathalie Thibault, qui en a encore pour des mois à décortiquer cette matière. L’établissement des plaines d’Abraham expose jusqu’en septembre une imposante sélection d’objets, dont un grand nombre sont inédits.
Grâce à ce legs, on redécouvre l’œuvre flamboyante, inclassable, de cet enfant du quartier ouvrier de Limoilou, à Québec, et on pénètre comme jamais auparavant dans son quotidien d’artiste et d’époux. Car ces archives racontent aussi la relation amoureuse entre deux êtres que l’art a soudés. Elles nous font entrer dans leur intimité tendre et ludique, que l’on devine animée de beaucoup d’éclats de rire. Et elles rendent hommage à un personnage de l’ombre, l’indéfectible Madeleine. « Elle faisait tout pour lui, dit Ève-Lyne Beaudry, commissaire de l’exposition et conservatrice de l’art contemporain au Musée. Pellan n’aurait pas été le même artiste sans elle. »
Alfred Pellan : Le grand atelier, du 13 juin au 15 septembre 2013, au Musée national des beaux-arts du Québec.
1. AMOUREUX FOUS
Il était déjà célèbre quand ils se sont épousés, le 23 juillet 1949, à Montréal : lui, 43 ans, le géant qui avait exposé aux côtés de Dalí, Matisse et Picasso, éperdu d’amour pour une étudiante en beaux-arts de 20 ans sa cadette, Maddalena Poliseno, dite Madeleine. Elle lui trouvait du génie, il était ébloui par sa présence lumineuse.
Pendant quatre décennies, elle sera la complice joyeuse de toutes ses explorations et veillera sur sa carrière avec une rigueur de notaire. « Je n’ai jamais vu une femme aussi follement amoureuse », dit le scénariste Guy Fournier, un ami du couple, dans une entrevue rapportée dans l’album de l’exposition. « Elle lui a consacré sa vie, par choix et par amour. Madeleine a eu beaucoup plus d’influence que l’on croit sur la peinture d’Alfred. Sa peinture, en Europe, était portée par une espèce de pensée sociale ; après la rencontre de Madeleine, elle est devenue plus fantaisiste. C’était une Italienne un peu fofolle. Alfred avait une admiration presque dévote pour elle. »
2. UN ESPRIT LIBRE

Collection MNBAQ. Legs Madeleine Poliseno Pelland © Succession Alfred Pellan / Sodrac (2013) – Photographié par Idra Labrie, Stéphane Bourgeois et Denis Legendre / MNBAQ
Madeleine est arrivée dans la vie d’Alfred à un moment charnière. Quelques années plus tôt, chassé par la Deuxième Guerre mondiale, il avait quitté Paris, où il avait vécu 14 ans. Là-bas, il avait visité l’atelier de Picasso, côtoyé Miró et couru les galeries, assimilant tout — l’imaginaire surréaliste, les motifs des cubistes, la palette violente des Fauves. À son retour au bercail, en 1940, ses œuvres éclatées avaient fait un grand boum dans le Québec de la Grande Noirceur. « À l’époque, on était très ancré dans une conception traditionnelle de l’art : le dessin raffiné, le travail très réaliste, jamais de couleurs pures, explique la commissaire Ève-Lyne Beaudry. Pellan est le premier qui ait amené ici les courants modernes de l’école parisienne. »
Or, l’artiste se brouille presque aussitôt avec Paul-Émile Borduas, l’autre brasseur de cage de la peinture québécoise. L’avant-garde montréalaise — rassemblée autour de Borduas, de son manifeste Refus global et de sa vision radicale de la suprématie de l’art abstrait — tourne le dos à Pellan, et celui-ci, allergique à tout esprit de chapelle, se rebiffe. En 1950, il se retire avec sa jeune épouse dans une vieille maison d’Auteuil, à Laval, près de la rivière, où il laissera foisonner sa ferveur créatrice à l’abri des querelles idéologiques.
3. LE PATENTEUX À L’OUVRAGE

Collection MNBAQ. Legs Madeleine Poliseno Pelland © Succession Alfred Pellan / Sodrac (2013) – Photographié par Idra Labrie, Stéphane Bourgeois et Denis Legendre / MNBAQ
Dans leur maison centenaire, l’art déborde du canevas et envahit les murs, contamine le jardin. L’appétit de Pellan avale tout sur son passage. « C’est un boulimique qui crée sans relâche, dit Ève-Lyne Beaudry. Tout, tout, tout est prétexte à créer, chez Pellan. » Même le plus banal objet de leur quotidien.
Entre ses mains, les accessoires ménagers (tuyau d’aspirateur, bouchon d’évier, banane en plastique) deviennent méconnaissables. Raboutés et vaporisés de peinture argentée, ils se changent en Satellites, 15 engins rétrofuturistes qu’il suspend dans son atelier. À une époque, Alfred réquisitionne les vieilles chaussures de la maisonnée, celles de ses proches et de ses voisins. Il en fait 27 sculptures-souliers aussi cocasses les unes que les autres, avec leurs appendices permettant de donner des « coups de pied au cul », de marcher au plafond, de pincer les fesses ou de peindre avec ses pieds.
4. CABOTINERIES

Collection MNBAQ. Legs Madeleine Poliseno Pelland © Succession Alfred Pellan / Sodrac (2013) – Photographié par Idra Labrie, Stéphane Bourgeois et Denis Legendre / MNBAQ
On pourrait presque oublier que Pellan fut nommé officier de l’Ordre national du Québec et que ses œuvres murales ont orné des églises et des aérogares. C’est un véritable bouffon qu’on découvre, dans de petits bijoux d’autodérision et des jeux de mots cabotins. Ici, une moitié de tasse sur laquelle il a peint le titre ½ mesure.
Là, un collage intitulé Statu Quo, qui représente le buste d’une femme, la tête en bas et… le « cul haut ». Des photomatons où il fait la grimace, des photos de lui flambant nu où il prend une pose féminine. Qui aurait pu soupçonner que ce peintre bardé de médailles avait confectionné une « carte phallus », une carte de souhaits s’ouvrant sur un pénis de papier en trois dimensions ? Madeleine, l’associée délurée, n’est jamais loin, comme dans ces Nature morte où la nature en question est la tête des époux servie dans une assiette.
5. ET ILS VÉCURENT HEUREUX

Collection MNBAQ. Legs Madeleine Poliseno Pelland © Succession Alfred Pellan / Sodrac (2013) – Photographié par Idra Labrie, Stéphane Bourgeois et Denis Legendre / MNBAQ

Collection MNBAQ. Legs Madeleine Poliseno Pelland © Succession Alfred Pelland / Sodrac (2013) – Photographié par Idra Labrie, Stéphane Bourgeois et Denis Legendre / MNBAQ
Alfred et Madeleine s’expriment à grand renfort de lettres multicolores — comme ce « diplôme de bonheur » envoyé par celui-ci à sa sœur Diane pour son mariage. Tels des valentins à la petite école, ils enjolivent leurs missives de gros cœurs écarlates, s’échangent des poèmes, se fabriquent des « certificats d’amour » en forme de cœur.
Au milieu des années 1950, lors de son deuxième séjour à Paris, pendant que le Musée national d’art moderne lui prépare une grande rétrospective, Pellan n’arrive pas à jouir pleinement de sa consécration. Madeleine lui manque. « Moi aussi je m’ennuie de toi à en être bien triste, lui écrit-il, comme tu me manques mon amour, je vis dans une solitude qui me serre toujours de plus en plus le cœur, c’est vraiment comme inhumain d’être loin, si loin depuis si longtemps, toute l’affection que j’aimerais te donner, et recevoir la tienne, c’est fou comme je t’aime mon amour », et ainsi de suite pendant des pages et des pages d’une écriture serrée à l’orthographe imparfaite.
6. FEMME À TOUT FAIRE

Collection MNBAQ. Legs Madeleine Poliseno Pelland © Succession Alfred Pellan / Sodrac (2013) – Photographié par Idra Labrie, Stéphane Bourgeois et Denis Legendre / MNBAQ

Collection MNBAQ. Legs Madeleine Poliseno Pelland © Succession Alfred Pellan / Sodrac (2013) – Photographié par Idra Labrie, Stéphane Bourgeois et Denis Legendre / MNBAQ

Collection MNBAQ. Legs Madeleine Poliseno Pelland © Succession Alfred Pellan / Sodrac (2013) – Photographié par Idra Labrie, Stéphane Bourgeois et Denis Legendre / MNBAQ
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Ils ont dû s’amuser comme des fous à croquer ces vignettes où une Madeleine débrouillarde relève avec brio les défis du quotidien : Mado sachant tondre, Sachant faire l’inventaire, Sachant couper les cheveux, Sachant se dépanner (où elle fait chauffer une casserole à la bougie). Il y en a 53 : une série délicieusement loufoque qui illustre à quel point, chez Pellan, l’art se nourrit à la fois du jeu, de l’amour et de la vie ordinaire.
C’est vrai qu’elle avait du génie, Mado, et en particulier pour l’inventaire, justement. Archiviste quasi obsessive, elle conservait tout. Les photos de voyage, les coupures de journaux et les cartes postales qu’il trafiquait de sa plume compulsive, les pages de magazines qu’il couvrait de dessins de bestioles, le moindre bout de papier où il avait griffonné un motif, Madeleine les a annotés et classés selon un système bien à elle. Un trésor inestimable pour les historiens de l’art.
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