
Illustration © Luc Melanson
Passé la bruyante piste de karting et la carrière de calcaire situées dans ses premiers kilomètres, ce rang au revêtement vérolé est à peu près désert. J’y vais souvent pour m’entraîner à vélo, et bien qu’on y voie plusieurs maisons, il m’est arrivé d’y faire une dizaine de kilomètres dans un sens puis dans l’autre sans croiser une âme.
À part les deux jeunes fermiers qui sont presque toujours sur leur terre. Au champ, sur un tracteur ou dans la serre. Ils font pousser une panoplie de légumes biologiques. Chaque fois que je passais devant leur grange, je me demandais qui pouvait être assez dingue pour se lancer dans ce genre d’entreprise quand, juste en bas, les fermiers abdiquent les uns après les autres. Les promoteurs immobiliers en profitent pour dilapider le patrimoine agri-cole de ce qui fut le garde-manger de la Nouvelle-France, devenu parcs à condos et quartiers résidentiels où s’alignent des maisons désespérément identiques.
J’imaginais des fous, des inconscients, des hippies naïfs qui carburent à l’utopie. D’où ma surprise quand j’ai fait la connaissance d’Évelyne Cossette. Une fille pas illuminée pour deux sous, mais lumineuse. Les bottes à vêler fermement plantées dans la terre arable.
Son chum, Simon Lachance, parti chez le dentiste, elle m’a reçu dans leur petite demeure : une ancienne maison d’été dans le sous-sol de laquelle ils assemblent les paniers de légumes qu’ils vendent à leurs abonnés. Un marché de proximité qui les fait vivre. Pas comme la plupart des gens que je connais. Je veux dire qu’ils ne voyagent pas, ne vont pas au théâtre, rarement au resto.
Il faut dire que s’ils ne bougent pas beaucoup, c’est que la ferme demande une attention presque constante. « Mais on ne se rend pas malades non plus. On travaille à notre rythme, sans s’épuiser. Et chaque année, on ne voit pas l’été passer. »
Ils en ont déjà une douzaine à leur actif. Simon n’avait que 24 ans et Évelyne 22 lorsqu’ils ont acheté la ferme, malgré la vive opposition du père de cette dernière, qui trouvait un peu prématuré de se lancer ainsi dans le vide. Le couple avait étudié l’horticulture à La Pocatière, travaillé dans des fermes, dont certaines qui ne partageaient pas ses valeurs. « Alors, plutôt que d’épandre des pesticides, on a voulu faire notre affaire. Autrement. »
On appelle ceux qui, comme eux, distribuent des paniers de légumes des « fermiers de famille ». L’expression, qui renvoie à la médecine, m’a toujours un peu agacé, jusqu’à ce que je comprenne le lien entre ces métiers, qui exigent une certaine vocation. Et aussi que le rapport avec les clients est parfois thérapeutique. « Les gens nous racontent leur vie. On finit par établir des liens d’amitié », expose Évelyne, donnant quelques exemples de témoignages poignants qui disent tous l’extraordinaire proximité qui existe avec les clients.
Et au détour d’une de ces histoires, je commence à comprendre. Sont pas fous. Même pas utopistes. Ils font un peu de résistance active, ils font des affaires à la manière qui leur convient. À hauteur d’homme.
Sur les murs lambrissés de la grande pièce du rez-de-chaussée, une série de tableaux illustrent des paysages agricoles. Cela faisait un moment déjà que nous discutions quand je m’y suis attardé. Nous avions parlé de vocation, d’implication sociale, de geste politique. Mais c’est en voyant ces images que j’ai compris : ils « tripent ». Et je me suis soudainement senti ridicule de n’avoir pas saisi avant que leur travail n’est pas une corvée, qu’ils ne sont pas seulement en mission pour sauver le monde : ils font ce qu’ils aiment.
Et ce qu’ils font pousser, c’est avant tout leur propre bonheur.
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Des fermiers de Beauport ont récemment fait la manchette, leur compte d’impôts municipaux ayant augmenté de 1 000 %, ce qui ressemble à de l’expropriation déguisée. Dans la région, les fermiers ne l’ont pas facile. La Côte-de-Beaupré est pourtant l’un des secteurs les plus propices à l’agriculture au Québec, en raison de la fertilité des sols et du climat.
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