L’île aux naufrages
(Les villages assoupis ; 2)
« Il y aurait eu plus de 400 naufrages depuis la découverte de l’île d’Anticosti par Cartier en 1535 [...]. L’imprécision des cartes, les fréquents brouillards, les courants changeants et la sournoise plate-forme du littoral rendaient la navigation périlleuse [...]. On attribua alors des surnoms à Anticosti, tels que « l’île aux naufrages » et le « cimetière du Golfe ».
― Yoanis Menge et Alexandre L. Gaudreau, Lumière sur Anticosti
PREMIÈRE PARTIE
1
Dissimulé derrière une épinette blanche, j’attends que ma proie rejoigne mon angle de tir. Sans faire de bruit, j’essaie de stabiliser ma carabine. Je m’en voudrais de manquer un cerf d’une telle envergure, l’un de ces mâles nocturnes que les chasseurs ne parviennent jamais à abattre. Cela ne me surprend pas : ces novices, peu habitués au territoire d’Anticosti, sont incapables d’enfreindre l’horaire de chasse diurne. Les dernières lueurs du crépuscule disparues, je règne seul sur les bois. Et personne ne viendra m’empêcher de braconner dans ce labyrinthe qu’arpentent depuis longtemps mes ancêtres.
Devant moi, un mouvement soulève les branches. Je presse un œil contre la lunette de visée nocturne de ma .308, aux aguets. C’est bien le mâle à trophées que j’espérais. Il avance à la faveur de la lune délavée, les oreilles dressées. Mes yeux habitués aux ténèbres parcourent sa silhouette redoutable et les douze pointes de ses bois. Je frissonne, ému par tant de puissance. Je dois réussir à abattre cette bête avant qu’elle ne perçoive mon odeur. Sinon, elle s’enfuira vers une zone plus épaisse de la forêt. Et ce sera en vain que j’aurai barbouillé mon visage de boue et enduit mes bottes d’urine de biche.
Je serre les lèvres, toujours immobile, en essayant de ne pas écraser les esquilles que j’aperçois à mes pieds. Leur forme me paraît singulière, comme si elles étaient à demi rongées. Mais je n’ai pas le temps de m’attarder sur des détails semblables. Je tente plutôt d’apaiser les battements de mon cœur, de laisser le calme étendre en moi son lent ressac.
Insouciant, l’animal traverse ses lignes de grattage. Des branches incurvées témoignent de son passage régulier entre ses aires d’alimentation et de repos.
Je me concentre, fébrile. Comme je le pressentais, le mâle s’arrête près d’un sapin, à une quinzaine de mètres. Je prends appui sur le tronc d’un arbre-ballerine pour stabiliser mon tir. Les genoux légèrement pliés, je fais attention de ne pas écraser les feuilles sur le sol. J’attends que l’animal incline la tête, intrigué par l’odeur des herbes, que j’ai aussi arrosées d’urine de biche. Prudent, le cerf continue de scruter les alentours, comme s’il s’apprêtait à s’enfuir.
Je presse lentement la détente. La déflagration s’évanouit dans la forêt. Le cerf gronde de douleur, atteint au poitrail. Il chancelle avant de s’affaisser dans les débris forestiers, qui s’accrochent à son pelage comme des hameçons entremêlés. Victorieux, j’avance vers ma proie, la toise de toute ma hauteur. La balle a perforé ses chairs friables, s’est enlisée dans ses artères cardiaques.
Mes muscles se détendent alors que j’abaisse mon arme. Je ne dois pas trop abîmer le cerf, qui sera une pièce maîtresse de ma salle animalière. J’aurai un travail important à effectuer lorsque je l’empaillerai, afin de recoudre sa plaie au thorax. Cette tâche m’occupera au cours des prochains jours, me changera de mon quotidien. Si seulement je pouvais chasser avec une compagne, comme je le faisais autrefois avec Irina…
Un peu nostalgique, je m’accroupis derrière le cerf pour assister à ses derniers tremblements. Du sang noirci humecte déjà les feuilles sous son poitrail.
Je plonge mon regard dans le sien, presque éteint. Ce regard qui conservera, après son trépas, un simulacre de vie. Est-ce la stupeur de mourir qui s’inscrit dans ses pupilles ? Mon père disait que les humains ont souvent cette expression avant de défaillir. Je l’ai parfois remarquée, même si j’ai tué moins d’imposteurs que lui. Les temps ont changé : nous sommes plus nombreux sur l’île, et le meurtre m’ennuie depuis quelques années.
La suite ? Dans le livre…
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