D’aussi loin qu’elle se souvienne, Gertrude Morency a toujours redouté la rentrée scolaire. Pas facile de faire la classe avec les larmes aux yeux, le nez qui coule et d’incessants éternuements ! Pour soulager son allergie au pollen de l’herbe à poux, cette enseignante retraitée de Québec, aujourd’hui âgée de 84 ans, a tout essayé : médicaments, injections de désensibilisation, participation à des protocoles de recherche clinique… avec un succès bien moyen.
« Même s’il y a eu beaucoup de progrès depuis mon enfance, l’herbe à poux m’a fait tellement enrager que j’ai passé ma retraite à essayer de débarrasser le Québec de cette saleté ! » raconte en souriant celle qui, en 1989, fondait l’Association de lutte contre l’Ambrosia (nom latin de l’ambroisie ou herbe à poux) pour organiser des campagnes d’arrachage et sensibiliser la population et les décideurs au calvaire des personnes allergiques.
Selon l’Institut national de santé publique, environ un Québécois sur cinq souffre du rhume des foins. Dès le mois d’avril, des arbres tels que les bouleaux, peupliers, érables, frênes ou ormes lancent le bal des mouchoirs. Les graminées, dont le gazon, prennent le relais de la fin mai à la mi-juillet environ, suivies par l’herbe à poux, d’août aux premières gelées. Toutes ces plantes ont en commun de se reproduire par la voie des airs en libérant des grains microscopiques, équivalents végétaux des spermatozoïdes, qui se faufilent partout et font réagir les muqueuses. Un seul plant d’ambroisie peut en émettre 2,5 milliards en une saison ! Véritable plaie de la nature, cette mauvaise herbe indigène provoque une réaction allergique chez une personne sur dix en Amérique du Nord. Elle a aussi commencé à envahir plusieurs régions d’Europe.
En 2005, les autorités de santé publique estimaient que le rhume des foins coûtait chaque année au Québec 200 millions de dollars en consultations, médicaments et perte de productivité. Mais la facture pourrait augmenter rapidement. Comme toutes les maladies inflammatoires chroniques, les allergies respiratoires sont de plus en plus répandues dans le monde. Et les changements climatiques font craindre le pire.
Des études en laboratoire ont montré que plusieurs plantes allergènes tirent profit du gaz carbonique présent dans l’atmosphère pour produire plus de pollen. En 2040, il y en aura deux fois plus dans l’air qu’aujourd’hui, selon des chercheurs américains. La floraison de l’herbe à poux dure déjà beaucoup plus longtemps qu’avant, surtout dans les régions nordiques. À Montréal, elle est passée de 42 jours en 1994 à 63 jours en 2002. Trois semaines de galère de plus ! Et cette plante coriace, qui ne craint pas les sels de déglaçage et pourrait presque pousser sur du bitume, gagne aussi du terrain vers le nord en suivant les routes, puisque pollens et graines collent aux pneus des véhicules. L’ambroisie, qui sert aux scientifiques d’indicateur des changements climatiques, se pointe maintenant jusqu’en Abitibi-Témiscamingue.
Comment faire face à cette progression ? S’il est impossible d’éradiquer l’ambroisie, on peut en minimiser la croissance dans les zones habitées. Au Québec, les premières campagnes d’arrachage remontent aux années 1930. En Gaspésie, limite nord de la présence de l’herbe à poux, un pionnier, le botaniste Elzéar Campagna, faisait alors appel aux écoliers pour arracher un à un les plants. En 1945, Montréal et plusieurs autres villes votent leurs premiers règlements contre l’herbe à poux. Elles organisent de grandes corvées d’arrachage, avec l’Association pulmonaire du Québec notamment, et promettent des amendes salées à ceux qui la laisseront s’épanouir chez eux.
Mais au fil des ans, les efforts se relâchent. « Il y avait beaucoup de mythes qui circulaient sur l’herbe à poux. On disait que ça ne servait à rien de l’arracher, puisqu’elle repousse et que le pollen voyage, que c’était la faute des agriculteurs », explique Élisabeth Masson, chercheuse en santé environnementale à la Direction de santé publique de la Montérégie. En 1992, des personnes allergiques, fatiguées de ce laisser-aller, intentent un recours collectif contre la Communauté urbaine de Montréal (CUM), qu’elles accusent de ne pas appliquer son règlement. Même si la procédure judiciaire échoue, les villes prennent peur. En 1996, la CUM supprime son règlement sur l’herbe à poux, et en 2008, le gouvernement du Québec abroge le sien sur les mauvaises herbes !
Résultat : la prévalence de l’allergie à l’herbe à poux chez les adultes sur l’île de Montréal passe de 11,3 % en 1998 à 18,6 % en 2008. Une épidémie ! Le Programme national de santé publique 2003-2012 fait du contrôle de cette mauvaise herbe une priorité. Terminé l’arrachage au petit bonheur la chance, place à la méthode scientifique.
En 2006, une étude de la Direction de santé publique de Montréal effectuée dans l’est de l’île démontre que le pollen voyage fort peu (90 % de celui-ci parcourt moins d’un kilomètre) et que les coins les plus infestés sont aussi ceux qui comptent le plus de personnes allergiques. Le problème est avant tout urbain, car dans les champs, les herbicides tiennent l’ambroisie à distance.
L’année suivante, la Direction de santé publique de la Montérégie lance une expérience ambitieuse. Objectif : déterminer très précisément où, comment et quand intervenir pour minimiser la concentration de pollen dans l’air, vérifier si cela a un effet réel sur les symptômes et calculer les coûts et bénéfices de l’opération. C’est une première mondiale !
La ville de Salaberry-de-Valleyfield accepte de servir de laboratoire après qu’une enquête du Centre de santé et de services sociaux (CSSS) du Suroît a montré que sur ses 40 000 habitants, 7 500 sont allergiques à l’herbe à poux. « On voulait savoir comment dépenser au mieux notre argent pour soulager ces gens », raconte le maire, Denis Lapointe, qui copréside le Réseau québécois de Villes et Villages en santé et dont les deux filles sont allergiques. Saint-Jean-sur-Richelieu sert de ville témoin.
Pendant quatre ans, tout est passé à la loupe par une trentaine de chercheurs spécialisés en médecine, géomatique, économie, horticulture, action communautaire… Dans les deux villes, ils installent 28 capteurs de pollen, cartographient l’herbe à poux, surveillent la météo et demandent à 440 personnes allergiques de tenir un journal de leurs symptômes. L’équipe du maire Lapointe mobilise la collectivité. Tous sont priés de se préparer à tondre, faucher ou arracher l’ambroisie dès qu’on le leur dira.
En parallèle, l’équipe de Diane-Lyse Benoît, chercheuse spécialisée en malherbologie au laboratoire du ministère de l’Agriculture du Canada à Saint-Jean-sur-Richelieu, mesure en serre la quantité de pollen et de graines produits par un plant en fonction de la période où on le coupe. Elle découvre qu’avec deux tontes par an, à la mi-juillet et à la mi-août, on peut diviser par neuf la quantité de pollen émise et par cinq le nombre de graines. « Les villes avaient l’habitude de tondre avant la Saint-Jean-Baptiste afin de se faire belles pour cette occasion, mais c’était totalement inefficace ! » explique Élisabeth Masson.
L’expérience est un succès. Les résidants de Salaberry souffrant d’allergies ont vu leurs symptômes diminuer nettement en intensité. La ville a simplement modifié une balayeuse destinée au nettoyage des rues pour la modique somme de 800 dollars et a estimé à 35 000 dollars par an les coûts supplémentaires de fauchage et de sensibilisation. Le pharmacoéconomiste Jean Lachaîne, de l’Université de Montréal, évalue que l’opération est vraiment rentable comparativement au rapport coût-efficacité d’autres interventions en santé publique.
Depuis, d’autres villes, dont Granby, ont emboîté le pas. À Montréal, le CSSS de la Pointe-de-l’Île teste depuis 2010 une formule similaire à celle de Salaberry ; il en fera le bilan ce printemps.
De son côté, le ministère des Transports expérimente depuis 2008 une autre technique pour détruire l’herbe à poux le long des routes en pulvérisant, au moyen d’un camion, une solution saline sur les plants sortis de terre. Environ 3 000 km de routes traversant 12 villes du Québec ont été traités chaque année, pour un coût de 420 000 dollars par an. Les fonctionnaires évaluent ce printemps s’il s’agit de la meilleure solution.
D’ici peu, on espère même traquer l’herbe à poux… depuis l’espace ! À l’Institut national de la recherche scientifique, à Québec, le géomaticien Roland Ngom est l’un des premiers au monde à tenter de la repérer par satellite dans le but d’orienter les efforts sur le terrain.
Pour venir à bout de l’herbe à poux partout où c’est nécessaire au Québec, il faudrait cinq ou six millions de dollars par an, estime le Dr Pierre Gosselin, de l’Institut national de santé publique. Le médecin, qui coordonne le volet santé du Plan d’action du gouvernement sur les changements climatiques, a bon espoir que Québec débloque l’argent nécessaire, même si toute nouvelle dépense est vue d’un mauvais œil. « Il y a 15 ans, on faisait rire de nous quand on parlait de l’herbe à poux aux autorités. Je suis plus optimiste maintenant qu’on a des données précises sur ce qui devient un sérieux problème de santé publique », dit-il.
Les personnes allergiques aux pollens d’arbres ou de graminées devront prendre leur mal en patience, car les études scientifiques sur la gestion de ces autres allergènes sont beaucoup moins avancées. Pourtant, si l’on en croit Thomas Ogren, un pionnier américain de l’horticulture hypoallergénique, on pourrait facilement rendre l’environnement des villes beaucoup moins allergisant en choisissant mieux les plantes qu’on y cultive. Pas question de raser les arbres, dont on a prouvé qu’ils jouent un rôle plus important que jamais dans la lutte contre la pollution et les maladies respiratoires. « Mais il faut accroître la biodiversité, éviter les variétés les plus allergisantes et, dans le cas des espèces dioïques [dont les individus ne portent qu’un type de gamète, mâle ou femelle], rétablir l’équilibre entre plants mâles et femelles », conseille le spécialiste.
L’an dernier, le chercheur californien, commandité par Johnson & Johnson, fabricant de l’antihistaminique Reactine, s’est rendu dans la plupart des grandes villes du Canada pour évaluer la situation, observant la végétation sur les terrains publics et privés, et visitant les centres de jardinage. À Montréal, comme presque partout ailleurs, il a estimé que plus de 9 arbres sur 10 sont des individus mâles, choisis parce qu’ils sont souvent plus beaux que les arbres femelles. Il faudrait cependant tout un changement de culture chez les pépiniéristes et les jardiniers pour qu’ils choisissent les arbres en fonction de leur potentiel allergisant plutôt que pour leurs caractéristiques esthétiques ou leur facilité de culture.
Quant aux graminées comme les Calamagrostis, les Miscanthus ou la fétuque bleue, elles ont malheureusement de plus en plus la cote auprès des administrations municipales. « Elles sont plus faciles d’entretien et moins coûteuses que les plantes annuelles, et leur période de floraison ne dure que deux semaines », plaide Martin Gaudet, contremaître à la pépinière de la ville de Montréal. À Québec, l’été dernier, les employés municipaux en ont planté tout autour d’une cour d’école. De beaux atchoums en vue pour la fête de fin d’année !
Une vraie épidémie
L’asthme est plus souvent causé par les allergènes de l’air intérieur, tels que la poussière, les moisissures ou les animaux domestiques. « Mais 80 % des asthmatiques ont une rhinite associée, et beaucoup réagissent aussi au pollen. Sans une bonne prise en main de leur maladie, ils risquent à tout moment la crise », explique Louis-Philippe Boulet, pneumologue à Québec. Malgré les traitements, chaque année, 150 Québécois meurent d’une crise d’asthme.
« À long terme, les réactions allergiques laissent des traces dans l’organisme et peuvent évoluer vers des maladies respiratoires plus graves », prévient le Dr Guy Delespesse, allergologue au CHUM. Gare aussi aux réactions croisées avec des aliments ! Allergique depuis l’enfance à une liste de pollens « longue comme le bras », Sandra Poulin a cru sa dernière heure arrivée quand, un beau jour, après avoir mangé des noisettes, sa langue et ses lèvres se sont mises à enfler. En cause ? Son allergie au pollen de bouleau ! Le syndrome pollen-aliments, qui dégénère cependant très rarement en choc anaphylactique, empêche ainsi nombre de personnes allergiques de consommer certains fruits, légumes ou noix que leur organisme combat au même titre que les pollens.
« Des dizaines de gènes prédisposent à la rhinite allergique et à l’asthme, mais ce sont les modifications de l’environnement et du mode de vie qui en font augmenter la prévalence », explique le Dr Delespesse. Depuis 1980, le nombre d’asthmatiques a triplé au Canada. La rhinite gagne aussi du terrain et serait de plus en plus grave. « Dans ma jeunesse, on n’entendait jamais parler des allergies, on me prenait parfois pour une folle », raconte Gertrude Morency, qui a fondé l’Association de lutte contre l’Ambrosia. Aujourd’hui, difficile de rater le rayon des médicaments antihistaminiques dans une pharmacie en plein été !
Les chercheurs ont relevé de multiples facteurs susceptibles d’expliquer cette explosion d’allergies. Manque de soleil, d’exercice physique, pollution, alimentation trop riche en gras et pas assez en fibres… tout cela perturbe le système immunitaire et transforme l’organisme en une sorte de tireur fou prompt à sortir ses armes chimiques sitôt qu’un ennemi potentiel se présente. Libérés en trop grandes quantités, l’histamine et les leucotriènes, entre autres, provoquent alors une cascade de réactions indésirables, enflammant les muqueuses, qui se défendent à grand renfort de sécrétions. « La rhinite allergique touche tout le monde et à tout âge, mais la victime idéale est un ado trop gros qui passe son temps devant un écran », dit en caricaturant le Dr Delespesse.
Les citadins sont, de loin, les plus touchés, notamment parce que la pollution urbaine rend les pollens plus allergènes en les dépouillant de leur enveloppe. Le smog fragilise en outre les muqueuses. À Montréal, 16 % des enfants sont allergiques à l’herbe à poux. Les taux d’allergies battent des records en Montérégie, en raison du climat plus doux, mais aussi des nombreux lotissements résidentiels où la terre, remuée pendant les chantiers de construction, a fait germer des quantités astronomiques de graines d’ambroisie.
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