Lundi 29 octobre 1990. Philippe Châteauneuf. (Les machines à coudre sont amoureuses d’elle.)
Tout le monde est amoureux de Marie-Élyse Caron. Tous les garçons de sa classe en sont fous, et tous les garçons des autres classes aussi. Toutes les filles de l’école sont également amoureuses de Marie-Élyse Caron. Les professeurs sont amoureux d’elle, le concierge est amoureux d’elle, le directeur est amoureux d’elle, la dame de la bibliothèque est amoureuse d’elle, les chauffeurs d’autobus sont amoureux d’elle. Tout ceux qui l’ont déjà croisée, à un moment ou à un autre, sont amoureux d’elle, et même les personnes qui ne la connaissent pas sont amoureuses d’elle sans le savoir. Tous les habitants de Polkville, en Iowa, et tous ceux de Valladolid, en Espagne, se lèvent chaque matin avec sur le cœur le poids de leur amour pour cette petite fille de Grand-Mère dont ils ignorent l’existence. Les morts aussi en sont épris, tous les conquérants des siècles passés, les génies, les grands bâtisseurs, tous ceux qui ont fondé ou détruit des empires, tous ceux qui ont usé leur vie à créer des chefs-d’œuvre ont agi dans l’espoir que leur nom parvienne un jour aux oreilles de Marie-Élyse Caron. À quoi bon s’agiter, faire du bruit, sinon ? Khéops, Gengis Khan, Léonard de Vinci, Napoléon, Shakespeare, Jules César, Jeanne d’Arc, Homère, Henri IV, Michel-Ange, Jésus-Christ et Adolf Hitler étaient amoureux d’elle. Même les personnages fictifs en sont amoureux. Sherlock Holmes est amoureux d’elle. Jeannot Lapin et Luke Skywalker sont amoureux d’elle. Spiderman, le vicomte de Valmont, la famille Barbapapa, Humbert Humbert, Ulysse, Charles Bovary et le schtroumpf grognon sont amoureux d’elle. Les animaux, les végétaux et les objets inanimés sont amoureux d’elle. Les choux de Bruxelles sont amoureux d’elle. Les machines à coudre sont amoureuses d’elle.
Le vent est amoureux d’elle. Les téléviseurs sont amoureux d’elle. Les épinettes sont amoureuses d’elle. Les dépanneurs sont amoureux d’elle. Les patins à roulettes sont amoureux d’elle. Les éoliennes sont amoureuses d’elle, le mot « éoliennes » est amoureux d’elle, et chacune des vibrations de l’air produites par la prononciation à voix haute du mot « éoliennes » est amoureuse d’elle. Il serait absurde de croire qu’un seul des milliards de milliards d’atomes composant notre univers ne soit point fou d’amour pour Marie-Élyse Caron. Du moins c’est là l’opinion de Philippe Châteauneuf, et si cela ne correspond pas à l’exacte vérité, ce n’est pas moi qui irai le contredire : le narrateur objectif que je fais semblant d’être n’a pas à se prononcer sur ces questions (j’ai pour principe, moi, d’adopter loyalement le point de vue de mon personnage), et l’auteur empirique que je suis en réalité ne se soucie pas de soupeser les charmes d’une fille de onze ans. J’ignore donc si les choux de Bruxelles, Spiderman et le concierge de l’école Laflèche sont effectivement amoureux de Marie-Élyse; ce qui est certain, c’est que Philippe Châteauneuf l’est. Au point qu’il lui suffit d’entendre un mot rimant avec le prénom de son idole (église, cerise, reprise) pour qu’il soit pris de vertige et que son rythme cardiaque s’affole ; au point qu’il échangerait volontiers sa misérable existence contre celle de n’importe quel être ou objet jouissant de l’extraordinaire privilège de partager l’intimité de Marie-Élyse (son chat, sa lampe de chevet, sa brosse à cheveux). Cela lui étant refusé, Philippe doit se contenter de miettes plus petites.
Presque chaque matin, il se postait sur son trajet pour la regarder passer et attraper quelques bribes de conversation (Marie-Élyse se rendait à l’école en compagnie de sa cousine Véro, qui était en sixième), dont il pourrait faire l’exégèse plus tard, assis à son pupitre, pendant que madame Valérie parlerait de verbes et de compléments, de multiplication de fractions, du climat de la vallée de l’Okanagan, de Zachée et de toutes ces choses dépourvues du moindre intérêt. Elle arrivait à l’école par la Cinquième Avenue. Les grands-parents maternels de Philippe habitant justement la Cinquième, à un jet de pierre de l’église Saint-Jean-Baptiste, il se rendait sur leur terrain, vers sept heures et demie, s’accroupissait derrière la haie de thuyas et attendait. Il la devinait plus qu’il ne la voyait, par les trouées de la haie, et les fragments de conversation qu’il arrivait à saisir étaient, la plupart du temps, d’une trivialité vertigineuse. Il s’agissait là, on en conviendra, de toutes petites miettes et, à sa place, on s’en serait passé, amoureux ou pas. Cependant, du point de vue de Philippe, cette séance d’espionnage quotidienne lui donnait l’impression d’avoir accès – même si ça n’était que pour une poignée de secondes – à la véritable Marie-Élyse, à la Marie-Élyse non officielle. On porte toujours un masque en société, on est forcément la moyenne de ce que les autres veulent qu’on soit, de l’image qu’on souhaite projeter et de ce qu’on est en réalité. On joue ce personnage naturellement, sans y mettre aucune duplicité. Comme tout le monde, Philippe savait cela sans le savoir, du moins sans se soucier de l’énoncer, mais il sentait que ces taches de couleur entraperçues à travers les thuyas, que ces babillages à propos de vêtements, d’émissions de télé et des New Kids On The Block étaient plus près de la « chose en soi » que la Marie-Élyse qui occupait le premier pupitre de la troisième rangée, dans la classe de cinquième de Valérie Gauthier.
La suite ? Dans le livre…
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